On parle volontiers des missions des bibliothèques. Ces missions sont ce à quoi « on » veut que servent les bibliothèques, dans une démarche de haut en bas.
Qui est « on » ? Ce peut être les détenteurs de la légitimité politique ou des cadres dirigeants (administrateurs, directeurs des affaires culturelles…). Mais c’est souvent le corps professionnel lui-même. Les bibliothécaires inventent ce que doit faire la bibliothèque (je ne nie pas qu’ils aient à contribuer à le définir). Cela donne des textes fort utiles : Manifeste de l’Unesco sur la bibliothèque publique, Les services de la bibliothèques publique : principes directeurs de l’IFLA-Unesco (également publié sur papier par l’ABF), Charte des bibliothèques publiée en 1991 par le défunt Conseil supérieur des bibliothèque.
A ces missions autoproclamées, j’oppose volontiers les fonctions des bibliothèques : c’est ce à quoi elles servent réellement ; en d’autres termes, c’est ce pour quoi les gens se servent des bibliothèques. Les fonctions ne se proclament pas, elles se constatent, par l’observation ou l’enquête. Et ce qu’on constate, c’est que les gens s’emparent du lieu et de ses services, au besoin en les détournant de ses missions.
Le résultat à mon sens le plus important et le plus intéressant de l’enquête du Credoc de 2005 qui a fait l’objet de ce 4 pages et de ce livre est que la tendance est à l’augmentation de la fréquentation bien plus que de l’inscription, de la durée de séjour en bibliothèque plus que de sa fréquence.
Ce que le Credoc a révélé, mais que l’observation permettait aussi de connaître, c’est un usage du lieu en partie indépendant de la mission documentaire de la bibliothèque. On a appelé « séjourneurs » ces gens qui venaient pour rester sans même utiliser les ressources documentaires, ce qui se voit dans les bibliothèques municipales ou intercommunales qui disposent de place pour ce séjour, et aussi à la BPI et à la BnF. Ce terme désignait un usage non prévu par les « missions », il exprimait son illégitimité. Acceptons plutôt le fait qu’il y a un usage par la population de ces espaces publics que sont les bibliothèques, et reconnaissons toutes les fonctions qu’elles remplissent objectivement, qu’elles soient documentaires ou non, qu’elles soient culturelles ou non.
J’avais en 2005 appelé à ce qu’à la « poldoc » (politique documentaire) s’adjoigne une « poltec » (politique des tables et des chaises), en rappelant son importance particulière pour les 15-25 ans. Je voulais dire par là que la réflexion, la littérature bibliothéconomique gagnerait à se pencher davantage sur les fonctions non documentaires et plus généralement sur les usages du lieu, qu’ils soient ou non documentaires.
Le lieu bibliothèque, ouvert à tous gratuitement, sans discrimination aucune, joue dans la ville, le quartier, le village un rôle irremplaçable. Si des gens, en particulier des jeunes, y ont recours, c’est pour y être seuls ou se retrouver à plusieurs, c’est aussi parce qu’on n’a pas forcément, au domicile familial, un « espace à soi » (comme Virginia Woolf parlait d’une « chambre à soi »), hors du bruit, du regard, du pouvoir des autres. Et ce n’est as pour rien que des gens font jusqu’à 2 heures de queue pour rentrer à la BPI, ce qui constitue une tarification par le temps.
Accepter les usages du lieu. Tous ? Pas forcément bien sûr, on peut au moins exclure les usages illégaux. C’est ici qu’interviennent les politiques publiques : intervention consciente d’une puissance publique qui alloue des ressources publiques en fonction d’objectifs. Une politique publique intelligente se déploie par va-et-vient entre application des décisions (mission) et constatation de ses impacts (fonction) qui justifient une redéfinition des missions. En d’autres termes, comme disait l’autre, une politique intelligente tient compte des réalités. Cela ne veut pas dire qui tout ce qui est constaté doit être repris obligatoirement, mais au moins, que la mission soit (re)définie en fonction des réalités.
Cette perspective nous permet de placer la bibliothèque au croisement de plusieurs politiques publiques : culturelle, éducative, sociale, politiques de la ville, etc. Elle fait de la bibliothèque un outil (parmi d’autre) au service de ces diverses politiques locales. Au-delà de la bibliothèque unidimensionnelle, qui campe sur des missions proclamées une fois pour toutes (par qui ?) et au nom desquelles on dit « ici c’est pas la poste » (contre le courrier électronique), « ici c’est pas la garderie », etc., il me semble qu’on peut définir une bibliothèque multidimensionnelle, qui réclame sans doute un mélange de métier.
Au demeurant, des textes internationaux sur les bibliothèques intègrent cette multidimensionnalité. Dans Les services de la bibliothèques publique : principes directeurs de l’IFLA-Unesco, il est un paragraphe sur Le rôle social de la bibliothèque publique qui commence ainsi : « La bibliothèque publique a un rôle important comme espace public et lieu de réunion, particulièrement dans les communautés où existent peu d’endroits où les gens peuvent se rencontrer. On l’appelle parfois « le salon de la communauté ». » Cela rappelle la formule d’un collègue californien : « la bibliothèque de demain, un living room pour la cité » (voir La bibliothèque, espace physique : et après ? Françoise Danset, 2005).
Je ne suis pas du tout partisan de prendre à la légère la fonction documentaire, elle doit même à mon sens être de plus en plus efficace, grâce aux réseaux, tout en sachant qu’elle s’intègre dans un monde de l’accès totalement renouvelé par le web. Mais l’avenir des bibliothèques n’est pas seulement là. Et quand on conçoit des espaces pour de nouvelles médiathèques, on doit penser de plus en plus à faire de la place, d’avantage de place, aux gens. Ils sont les bienvenus.
Ce billet est notamment une réponse à un contradicteur de mon billet du 11 novembre Il faut qu’une bibliothèque soit ouverte ou fermée.