Il est de bon ton de fustiger « la lasagne territoriale », comme l’appelle Maurice Leroy, qui, tout président de conseil général qu’il soit, plaide pour la fusion des départements et des régions : « La « lasagne » est devenue une spécialité française avec un empilement successif de strates de collectivités : communes, communautés de communes, pays (Pasqua-Voynet, pays portés par les régions), communautés d’agglomération, départements, régions. La conséquence directe de cette superposition d’échelons sans sédimentation, c’est une déperdition d’efficacité des politiques publiques, faute de cohérence, de moyens et de synergie qui est autant de deniers publics perdus ». « En finir avec la lasagne territoriale ! », par Maurice Leroy, Le Monde, 13 février 2008.
Quant à Jacques Attali, il propose de « faire disparaître en dix ans l’échelon départemental par absorption de leurs compétences par les régions ou les intercommunalité : « Conçue pour renforcer la démocratie […] et améliorer le fonctionnement administratif, la décentralisation est devenue un facteur de confusion, tant les compétences partagées sont nombreuses et paralysantes, et génératrices de coûts supplémentaires, notamment de fonctionnement » (Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française sous la présidence de Jacques Attali).
De façon plus modérée, le rapport sur Les relations entre l’État et les collectivités locales remis sous la présidence du Sénateur Alain Lambert en novembre 2007 dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques propose malgré tout de « confier aux départements et aux régions des compétences spéciales à la place de la clause générale de compétence. » L’ADF (Assemblée des départements de France) s’est montrée attachée au maintien de la clause générale de compétence.
Dans son article intitulé « Du conseil général à l’agence départementale » et surtitré « Hypothèses sur la disparition d’une collectivité locale », parue dans Pouvoir locaux n°75 de décembre 2007, le chercheur Philippe Estèbe montre que l’accumulation de compétences de gestion transférées de l’Etat pour la mise en œuvre desquelles ils ne disposent guère de marges de manœuvre risques de transformer les départements « en agences départementales chargées d’administrer différentes prestations au public. »
Il est naturellement nécessaire de faire la chasse aux doublons et de rendre lisible, pour les citoyens, les élus et les fonctionnaires les compétences de chaque niveau de collectivité publique. Mais leur interdire une compétence générale au profit d’une collection hétéroclite de compétences partielles risque de les rendre incapables de développer une véritable stratégie, donc une politique. A ce compte là, la théorie de « L’Etat stratège », telle que défendue dans le rapport Attali, est en réalité profondément centralisatrice en ce qu’elle donne à l’Etat le monopole de la stratégie, et donc, encore une fois, de la politique.
Le département est-il dépassé ? Dans chaque pays, le découpage territorial est le produit de l’histoire. Si l’émiettement communal, que l’intercommunalité n’a pas combattu puisqu’elle ne fait qu’ajouter un échelon supplémentaire, est une tare connue de la France (le rapport Attali rappelle que nos communes ont en moyenne « 1 600 habitants contre 55 200 au Danemark, 34 900 aux Pays-Bas, 31 100 en Suède, 12 100 en Finlande, 10 500 en Norvège, 7 200 en Italie et 5 300 en Espagne »), il convient de trouver le bon niveau pour que s’exercent des compétences de solidarité, d’équilibre et de développement territorial. Les agglomération urbaines ne sauraient rejeter dans les ténèbres les espaces intersticiels qui sont, comme l’a montré Christophe Guilluy, souvent des espaces de relégation sociale.
Voilà qu’une éventuelle absorption des départements par les régions est à nouveau évoquée. Puisse une réforme des collectivités territoriales, si elle est menée à bien, sauvegarder les nécessités de l’équilibre et de la stratégie, à tous les niveaux. Le citoyen gagnera toujours à choisir entre des politiques, plutôt qu’à désigner les simples gestionnaires de lambeaux de compétences mécaniques.
Dernière minute : communiqué du 8 octobre de l’ADF, l’Assemblée des départelments de France
(Ce billet a sa place sur mon blog car, fonctionnaire territorial, je me sens concerné professionnellement par les questions territoriales dans leur ensemble. Mais quid des bibliothèques dans ce contexte ? J’y reviendrai bientôt.)
Voir aussi :
- Les bibliothèques et le millefeuille territorial, 8 : vers une coordination départements-régions ?, 24 novembre 2010
- Les bibliothèques et le millefeuille territorial, 7 : le Sénat nous donne rendez-vous dans un an, 9 juillet 2010
- Les bibliothèques et le millefeuille territorial, 6 : culture en morceaux, financements en lambeaux ?, 25 mai 2010
- Les bibliothèques et le millefeuille territorial, 5 : les compétences culturelles dans une impasse… provisoire ?, 16 mai 2010
- Les bibliothèques et le millefeuille territorial, 4 : épouser la reconfiguration des périmètres et des compétences, pour le meilleur et pour le pire ? , 2 septembre 2009
- Les bibliothèques et le millefeuille territorial, 3 : Tout à l’intercommunalité et à la région ?, 11 février 2009
- Les bibliothèques et le millefeuille territorial, 2 : Départementaliser les bibliothèques municipales ?, 31 décembre 2008
- Les bibliothèques et le millefeuille territorial, 1 : Lecture publique à tous les étages , 13 novembre 2008