Une bibliothèque ça ne sert (plus) à rien
Posted by Dominique Lahary sur 24 février 2011
On entend de diverses bouches qu’une bibliothèque ça ne sert plus à rien.
Et pourquoi donc ? Parce que tout est accessible en ligne ou sous forme dématérialisée.
« A l’heure de la mobilité et de la dématérialisation, la bibliothèque n’est plus de quartier mais semper et ubique » [toujours et partout] , m’écrit un contradicteur.
Qui dit cela ?
Ceux qui ont une pratique avancée d’Internet et du numérique.
Ceux qui observent vaguement sans être usagers des bibliothèques.
Mais aussi certains décideurs : cadres dirigeants, élus, et même ministres. J’ai vu Renaud Donnedieu de Vabres, alors ministre de la Culture, s’écrier le 3 mars 2006 sur France2 dans l’émission Campus de Guillaume Durand « Avec Internet ce n’est plus la peine d’aller à la bibliothèque ».
C’est la nouvelle représentation sur les bibliothèques, l’idée qu’on s’en fait même si on ne les connaît pas, même si on ne s’en sert pas.
Jadis, une autre représentation dominait. Je ne sais rien de mieux pour l’illustrer qu’une affiche qu’au tournant des années 1980 et 1990 la société Jean-Claude Decaux proposait aux communes pour vanter leur bibliothèque. On pouvait y voir un couple plutôt jeune et bien mis, livres à la main, souriant au pied d’un escalier monumental qui menait à un bâtiment de style XVIIIe siècle. On sélectionnait ainsi un public-cible de jeunes adultes familiers de la culture classique (le bâtiment XVIIIe siècle), laquelle est présentée comme quelque chose de solennel et de difficilement accessible (l’escalier monumental).
Cette représentation était à la fois intimidante et valorisante. Un élu était ainsi honoré, même s’il n’en avait pas d’usage personnel, d’avoir dans ses services une bibliothèque, dont le ou la responsable pouvait compter au rang des notables locaux.
Puis l’invention (très française) du mot « médiathèque» a permis, par une géniale opération de marketing collectif, de rénover l’image de la bibliothèque en la recouvrait d’un nom fleurant bon la modernité.
Mais aujourd’hui que la modernité est en ligne, cet effet est éventé. La nouvelle représentation commune de la bibliothèque est qu’elle ne sert à rien. Ce n’est pas un hasard si la FNCC, qui est la fédération des élus municipaux et départementaux à la culture, a lancé un module de formation d’élus dont le titre était « Faut-il encore construire des médiathèques ? » – je rassure mes lecteurs : la conclusion était que « oui » mais le parti pris était de partir d’une question souvent posée.
Or les bibliothèques, quelle que soit l’érosion des prêts (pas partout), sont toujours fréquentées et utilisées.
A quoi tient donc cette représentation ? A ce syllogisme qui repose sur deux prémisses fausses aboutissant à une conclusion erronée :
- Les bibliothèques ne servent qu’à se procurer des ressources (texte, image, son)
- Or toutes les ressources sont maintenant librement accessible en ligne sous forme numérique
- Donc les bibliothèques ne servent plus à rien. CQFD.
La première prémisse était déjà contenue dans la première représentation de la bibliothèque (lieu de la collection cultivée) et dans la seconde (lieux de tous les supports) même si la médiathèque diffusait déjà une idée de modernité du lieu lui-même.
Il pose la bibliothèque uniquement comme aubaine pour l’approvisionnement. A ce compte là, un dispositif mondial en ligne fonctionnant 24h sur 24 est d’une autre efficacité ! Mais cette définition, si conforme soit-elle à une certaine doxa professionnelle (la bibliothèque comme collection organisée de documents), n’épuise aucunement la fonction des bibliothèques et médiathèques, lieux des médiations, des rencontres, de pratiques diverses individuelles et collectives, bref espace publique qui constitue en lui-même un service public (j’y reviendrais dans un prochain billet). Et aussi dispositif d’accès à des collections distances (le réseau) ou même à l’ensemble du web (comme point d’accès) et médiation de tout cela.
C’est pourquoi je suis de ceux qui prennent au sérieux la notion de troisième lieu (après le domicile et le travail) et de son applicabilité aux bibliothèques (voir Les bibliothèques troisième lieu par Mathilde Servet, BBF 2010, n° 4, p. 57-63 ).
On n’explique tout simplement pas la fréquentation actuelle des bibliothèques, pour peu qu’elles laissent de la place aux gens, par la seule fourniture documentaire, même si celle-ci est importante et doit être prise très au sérieux (j’y reviendrai dans un autre prochain billet). Les bibliothèques peuvent, si on y prête attention, des pièces essentielles à la fois du vivre ensemble et du vivre libre dans la ville, le quartier, le village.
La seconde prémisse repose sur un malentendu fréquent. Il n’est pas vrai que tout est accessible librement et gratuitement sur Internet. Ce n’est pas vrai si on ne considère que les pratiques légales. Mais ce n’est également pas vrai si l’on considère l’ensemble des pratiques, légales et illégales.
Dans mes Six hypothèses sur le numérique et les bibliothèques publiques, j’avais montré comment, pour des raisons différentes, l’offre numérique des bibliothèques publiques ne touchait qu’un marché de niche, que la pratique numérique dans le public soit embryonnaire (pour le livre) ou déjà massive (pour le numérique). Ce quoi veut dire que la bibliothèque si hybride soit-elle le reste – et reste sacrément physique. A l’image des librairies et autres lieux de vente de produits culturels et d’information. Et qu’il y a toujours des gens pour vouloir accéder à ces documents physiques, par la bibliothèque ou autrement.
Mais il est vrai que nous assistons progressivement depuis l’invention du web en 1991 à un changement de mode d’approvisionnement ou un changement de source. C’est vrai pour tout ce qui relève de la documentaliste : les moteurs de recherche, dont il est par ailleurs utile de faire la médiation à l’école comme à la bibliothèques, servent à tout un chacun de documentaliste automatique.
Et un certain nombre d’œuvres du domaine public ou dont les auteurs ne font pas commerce sont librement accessibles sur le web, tandis que l’offre marchande se reporte en partie sur le web, parfois sur une base forfaitaire attirante. Mais l’idée que toutes les œuvres protégées sont accessible ne serait-ce que numériquement, sans parler de gratuité, est une contre-vérité totale.
En définitive, le rôle documentaire de la bibliothèque se reconfigure.
D’une part, ce qui met définitivement à mal le devoir encyclopédique auquel, de la plus grande à la plus petite, elle croyait devoir s’astreindre, elle doit proposer une offre relative, qui n’a pas besoin de comprendre ce qui se trouve aisément ailleurs, ce qui pour commencer fait disparaître des rayonnages d’encyclopédies. Il n’y a la rien d’autre que la continuation de sa fonction, déployée dans un cadre de service public, d’offre non monopolistique qui avait déjà cette caractéristique auparavant, quoique de façon mois aveuglante.
D’autre part, elle devient le médiateur non seulement de ses propres ressources locales (si c’est ainsi qu’elle fonctionne) mais aussi de celle des autres, par le prêt entre bibliothèques et l’accès à Internet, quand auparavant l’accent était mis exclusivement sur la collection locale organisée (on pourrait dire : organisée localement).
Enfin, cette fonction documentaire, qu’on étend judicieusement au jeu, vidéo ou non, se relativise dans la fonction d’accueil dans les lieux, qu’elle n’explique qu’en partie.
Au bout du compte, une bibliothèque ça sert toujours à quelque chose, à bien des choses d’ailleurs, pour peu qu’on prenne de la distance par rapport à une représentation dont cette idée d’inutilité n’est que le dernier avatar.
Quant à la surface, il n’en faut pas moins bien au contraire, si l’on suit l’adage : « moins de place pour les documents, plus pour les gens ».
perrin catherine said
encore un petit texte précieux que je partage;
merci
Jeremyra said
Quand j’entends ou lit que les bibliothèques ne servent plus a rien, je repense a la bibliothécaire shadok: en 69, ils pensaient qu’elle ne servait a rien alors ils l’ont envoyé en orbite autour de leurs planète avec ses livres et une théière dans un long tube. Lorsqu’elle est retombée a cause du big blank, c’est elle qui leurs a explosé ce qui ce passait….
Dominique Lahary said
Merci de nous rafraîchir la mémoire. La bibliothèque Shadok ce fut un grand moment ! Juste retour des choses : Wikipedia signale à propos de 2 DVD des Shadoks épuisés : On peut encore en trouver dans les bibliothèques, sur les sites d’enchères ou en cherchant dans la rubrique « les bons plans » du forum des Shadoks.
Ericdessins said
Un dessin sur le thème des bibliothèques en Afrique, en écho à la phrase de Amadou Hampâté Bâ « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui disparaît. »
http://ericgrelet.com/?page=2#
nicomo said
Intéressant papier. Je suis d’accord avec les grandes lignes, et ne remarque ce qui suit que sur quelques points de désaccord ou de doute :
Premisse #1 : « Les bibliothèques ne servent qu’à se procurer des ressources (texte, image, son) », dont vous notez vous même qu’elle correspond « à une certaine doxa professionnelle ». C’est vrai, mais vous ne soulignez pas ce qui s’en suit assez logiquement : les bibliothécaires, en défendant ce modèle (doxa), ont tendu les verges pour se faire battre. Ils ont eux-même fourni cette fausse prémisse aux élus, en grande partie.
Prémisse #2, d’abord formulée comme ceci « Or toutes les ressources sont maintenant librement accessible en ligne sous forme numérique », qui ne parle pas de gratuité, puis ainsi : » Il n’est pas vrai que tout est accessible librement et gratuitement sur Internet. » Avant de le présenter comme ceci : « l’idée que toutes les œuvres protégées sont accessible ne serait-ce que numériquement, sans parler de gratuité, est une contre-vérité totale. »
Ockham couperait l’argument de la gratuité, qui ne semble pas nécessaire, voire contre-productif : les bibliothèques non plus ne sont pas gratuites, ni à produire ni à utiliser, après tout. Et si c’est une contre-vérité, elle n’est pas « totale » : c’est faux aujourd’hui, ce sera encore faux longtemps, mais c’est chaque jour un peu moins faux. C’est une direction, une tendance.
Pour les Anglophones, sur une thématique similaire je recommande vivement la présentation suivante : http://www.youtube.com/watch?v=KqAwj5ssU2c
Elisa said
Complètement d’accord. Croire qu’Internet permet tout et remplace tout est une aberration. La culture, c’est aussi l’échange, la découverte, l’émotion quand on ouvre certains livres (ex : les pop-up de David Carter) et on voudrait nous faire croire qu’Internet permet tout cela… Alors, oui la médiathèque ça sert et ça sert même des fois à donner accès à Internet ! A nous d’y mettre les formes pour que ce lieu de culture soit aussi un lieu de vie et de convivialité pour tous. Vaste chantier !
Du tag et du fouillis : les dangers du cloud computing… et tant pis, si je passe pour un ringard… « La mémoire de Silence said
[…] de continuer à exister comme lieu de ressources. Voir le récent article de Dominique Lahary : une bibliothèque ça ne sert (plus) à rien. Pourquoi donc ne pas mutualiser au niveau régional des serveurs de ressources ? Une collectivité […]
Xavier G. said
J’ai défendu le même point de vu dans un article demandé par la revue de l’Observatoire des politiques culturelles:
http://www.xaviergalaup.fr/blog/2011/01/08/mediatheques-en-mutation-les-pieds-sur-terre-la-tete-dans-les-nuages/
;-)
Utilisateur, usager, lecteur, notre héros | docnews said
[…] veut, c’est du cliché. Le métier de l’info-doc est remis en cause par définition depuis sa naissance : mais tout le monde sait utiliser l’information! Internet est venu retirer certaines […]
Anonyme said
Je suis bibliothécaire depuis 30 ans dans une commune de banlieue parisienne dont la population a augmenté de 25% en peu de temps.La bibliothèque, qui pendant 20 ans était restreinte en surface et coincée sur deux niveaux, s’est agrandie il y a 10 ans. Quoiqu’excentrée, elle est passée de 200 à 600 mètres carrés, permettant d’accueillir les scolaires en grand nombre et permettant de percer dans les familles éloignées. La commune, passée depuis 2001 en communauté d’agglomération a permis à ce service d’acquérir davantage de moyens et aujourd’hui la bibliothèque offre un prêt gratuit de DVD et une politique d’animation attractive. Il existe un projet de construction d’un centre culturel qui engloberait la médiathèque et le Conservatoire. Dans une commune où la politique culturelle est limitée (pas de cinéma, pas de théâtre), la bibliothèque ne désemplit pas, lieu convivial certes mais offrant un prêt gratuit allant jusqu’à 20 documents par carte.Nulle dématérialisation ne remplacera la chaleur d’un tel lieu où il semble que les habitants aiment à se rendre plus qu’ailleurs.
Florence
Yvonnic le Preux said
Bravo Florence pour ce salutaire rappel de terrain, bien rare sur ce blog. Les responsables des petites et moyennes structures, et particulièrement dans les villes où l’offre culturelle est souvent limitée, savent bien l’importance de la bibliothèque comme lieu de convivialité et d’usages multiples, et, en tous les cas, pas seulement lieu de ressources. Vus de chez nous, les débats intellectualisants de nos soi-disantes élites sur l’importance ou non du numérique, l’internet qui remplacerait ou non ceci ou cela, le débat aussi jésuitique qu’antédiluvien sur la vraie-fausse gratuité des choses, relèvent souvent de l’ésotérisme le plus complet.
Souvent rigolos, parfois agaçants, toujours édulcorants et stratosphériques.
Ce blog est le meilleur révélateur de l’éclatement (pardon, de la diversité) de la profession.
Yvonnic, 30 ans de métier aussi, dont la moitié sans informatique.
Dominique Lahary said
Je vous dis aussi bravo sans réserve. Avec mes excuses pour le retard invraisemblable de ma réponse.
Benoit said
Je n’observe pas vaguement, j’ai été acteur mais pas décideur. J’étais également usager. Mais ça, c’était avant…
Je ne regrette pas ma formule car elle traduit toujours mon point de vue. Je la regrette car elle laisse la place au sous-entendu qui n’avait pas lieu d’être.
Loin de moi l’idée que les bibliothèques (de quartier -important de préciser) ne servent (plus) à rien.
Je ne me posais pas en contradicteur, cela n’était pas mon intention. Je partage souvent votre point de vue éclairé et clairvoyant.
Dominique Lahary said
Bonjour
Votre message laisse entendre que mon billet du 24 février 2011 vous visais. Je ne visais personne, l »idée que je commentais est une idée commune, partagée, souvent exprimée en privé ou publiquement. D’autant que je ne sais pas qui vous êtes.
Cordialement