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Blog professionnel de Dominique Lahary, bibliothécaire. Mes propos n'engagent que moi.

Les deux jambes de la bibliothèque

Posted by Dominique Lahary sur 30 avril 2008

Médiadix a organisé 15 avril 2008 une journée d’étude sur le thème Désherbage et conservation partagée. Son directeur Christophe Pavlidès m’a proposé le titre Désherber sans détruire pour une intervention motivée par ce message sur biblio-fr du 17 septembre 2007 que j’ai commenté ici. J’ai eu le plaisir d’entendre Claudine Liebert, inventeuse avec Françoise Gaudet du terme « désherbage » au sens où l’entendent désormais les bibliothécaires, et François Ossent, de la (bienvenue) réserve centrale des bibliothèques de la ville de Paris (compte rendu par Liber, libri – je n’étais pas là l’après-midi).

Dans ma présentation, j’ai repris l’argumentaire pro-désherbage et ce qui le rend scandaleux, surtout aux yeux des non bibliothécaires : la sacralisation de l’objet livre (tandis qu’on n’est pas choqué d’utiliser un CD comme sous-tasse où pour éloigner les oiseaux d’un cerisier). Mais « un livre n’est pas un livre » : ne confondons pas  :
– l’exemplaire physique,
– telle édition particulière dont l’exemplaire physique est un clone parmi les clones,
– l’œuvre, qui est immatérielle.

Puis j’ai plaidé pour une gestion en réseau de la destruction (détruire ne devrait pas être une décision locale) et donc pour une conservation organisée, permettant aux titres qui le méritent de survivre à la raréfaction des demandes par une raréfaction des exemplaires sans disparition totale. Ce que je représente par l’image (détournée) de la longue traîne.

J’en déduisais une nouvelle conception de la conservation : non plus seulement pour l’avenir ou pour les chercheurs, mais aussi pour le grand public, ici et maintenant. Une conservation pour le prêt, avec deux logistiques selon la largeur et la fréquence des flux : la navette et la poste.

Pour finir, j’ai repris l’expression « Les deux jambes de la bibliothèque » utilisée dans mon article Pour une bibliothèque polyvalente  paru dans le Bulletin d’informations de l’ABF n°189, 2000 : « Pourquoi ne pas reconnaître que la bibliothèque marche sur deux jambes, et que l’acquisition d’ouvrages ne relevant pas de la prescription correspond aussi et pleinement à ses missions ? » Mais j’ai fait glisser le sens de cette expression.

La jambe droite, c’est la bibliothèque visible (et non la collection, dont une partie n’est pas sous les yeux). La gauche, la bibliothèque invisible mais pourtant à disposition : ce qui est sorti, ce qui est en réserve, ce qui est ailleurs et qui peut venir grâce au PEB.

 

Jambe gauche
La bibliothèque invisible

Jambe droite
La bibliothèque visible

Public

Je sais ce que je veux

Je viens fouiner

Service

La gestion des demandes

La mise en espace

Démarche

Répondre à la demande

Prescrire

Les caractéristiques des bibliothèques visibles et invisibles diffèrent considérablement :

Jambe gauche
La bibliothèque invisible

Jambe droite
La bibliothèque visible

Indépendant de la surface

Dépend de la surface

Grandes quantités

Pas trop de quantité

Présentation indifférente

Présentation aérée

Préservation

Renouvellement

Pas de surprise

La surprise comme épice

Un mot sur la prescription : elle est plus efficace dans la bibliothèque visible (comment promouvoir ce qu’on ne met pas sous les yeux ?). Cela ne veut pas dire qu’il ne faille y faire que de la prescription : « Si quiconque, entrant dans une bibliothèque, n’y décèle rien qui lui soit déjà familier, alors il lui est signifié, j’ose dire avec violence, que cet endroit n’est pas pour lui » écrivais-je dans Pour une bibliothèque polyvalente. Mais c’est là qu’on peut offrir le piment de la surprise. Au fond des réserves ou sur les rayonnages des autres bibliothèques accessibles par le PEB, n’est demandé que ce qui est explicitement désiré.
Cette jambe gauche, finalement, c’est bien la longue traîne.
Cette vision d’un service bibliothèque marchant sur deux jambes fonctionne naturellement d’autant mieux en réseau. La bibliothèque ce peut être, au-delà que la seule collection locale attachée au lieu qui la voit naître indéfiniment, des fonds tournants. La bibliothèque invisible, c’est une réserve centrale mais aussi les autres bibliothèques accessibles part le PEB. Ainsi est dépassée la malédiction quantitative qui veut qu’en de petits lieux on ne satisfait pas les demandes trop spécialisées. Ainsi peut être réalisée « cette idée essentielle selon laquelle les besoins [sont] partout qualitativement identiques » (Michel Bouvy, « Une revue professionnelle de combat : Médiathèques publiques », in : Mémoires pour demain : Mélanges en l’honneur de Albert Ronsin, Gérard Thirion, Guy Vaucel. – Paris : Association des bibliothécaires français, 1995).
Ce modèle vaut pour la bibliothèque physique, la bibliothèque des documents physiques, à laquelle je crois toujours. Je ne sais s’il peut s’appliquer à la bibliothèque numérique. Sur un écran, la surface d’exposition est limitée. On ne peut pas montrer grand chose mais on peut chercher beaucoup : la jambe droite est minuscule, la gauche est immense.
Et puis il y a naturellement les fonctions non documentaires de la bibliothèque, à commencer par celles du lieu. Mettons que c’est le tronc.
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Voir aussi : Longue traîne et réseautage, 9 septembre 2008

14 Réponses to “Les deux jambes de la bibliothèque”

  1. scotrelle said

    Alors pour aller au bout de la démarche, tant pour l’usager que le bibliothécaire, ne faut-il pas un OPAC commun à l’échelle d’un territoire tel un département ou une région ?
    La conservation partagée peut-elle avoir un sens sans un tel outil et le PEB ?

    Techniquement c’est aujourd’hui possible, preuve en est des catalogues collectifs, cette « jambe gauche » (tels RéVOdoc – http://bibliotheques.valdoise.fr/content/heading1496/content26667.html – ou Calice68 – http://www.calice68.fr – par exemple).

    Peut-être faut-il alors que BM et BDP s’associent pleinement au projet : intellectuellement mais aussi financièrement, pour aller plus loin encore dans les choix opérés et le développement des outils… au service de l’usager.

    Merci de partager vos réflexions, ça permet d’avancer…

  2. Oui oui bien sûr, les outils fédérateurs sont les agents de la longue traîne. L’idée de catalogue collectif revient, je m’en réjouis, avec des outils commode pour les construire (merci Quentin pour MoCCAM !). Dans mon département, le catalogue collectif RéVOdoc (accessible ici : http://bibliotheques.valdoise.fr/heading/heading29471.html) est porté par le Conseil général mais dans le cadre d’un partenariat avec de nombreuses bibliothèques (il est en phase de montée en charge).

  3. marlène said

    Euh, dans vos tableaux il y a écrit ‘la bibliothèque invisible’ dans les 2 colonnes, c’est normal ou j’ai pas tout compris ?
    Et quand vous dites « comment promouvoir ce qu’on ne met pas sous les yeux ? » : justement, il me semble que ça va être de + en + le rôle du bibliothécaire, de mettre en avant les collections électroniques, non ? Mais peut-être suis-je hors sujet, désolée.

  4. La bibliothèques invisible dans les deux colonnes sur les deux tableaux ? c’était une coquille, due au fait que j’avais d’abord fait mon tableai avec la jambe gauche à droite, ce qui n’était pas logique. Grâce à vous c’est corrigé. Merci.

    ” ça va être de + en + le rôle du bibliothécaire, de mettre en avant les collections électroniques, non ? “. Oui, d’accord finalement. Mais j’avais raisonné avec les collections physiques en indiquant modestement en fin que je n’avais pas trop réfléchi à l’application de ce modèle aux ressources électroniques. Sinon que la surface d’exposition sur un écran me semblait limitée : c’est ce que je veux dire en disant que la jambe droite est toute petite. Du coup, la nécessité de rotation est d’autant plus importante. C’est ce que font les sites de bibliothèques ou les sites marchand qui font de la “recommandation” en ligne, y compris sur les ressources physiques, et c’est ce qui est à faire me semble-t-il avec les ressources électroniques.
    D’où le défi : la jambe gauche (faite pour les gens qui savent précisément ce qui veulent… ou cherchent à trouver par sérendipidité) peut être très grande, la jambe droite (ce qu’on peut choisir de montrer) ne peut être que toute petite, même si on peut ménager des accès à plusieurs pages. Mais en tout cas gardons l’idée qu’il faut “faire vitrine” : pour que ceci par exemple ressemble davantage à cela.

  5. scotrelle said

    Je suis bien de l’avis de la nécessité d’un catalogue collectif sur un territoire pertinent, pour commencer, mais le déploiement d’énergie et de moyens nécessaires à l’informatisation des bibliothèques nécessiterait je pense de se tourner vers la possibilité d’un SIGB unique sur le même territoire. Bien entendu avec du libre ;) Auquel cas, la question de catalogue collectif, de PEB… serait résolu au fur et à mesure de l’intégration des bibliothèques dans le SIGB unique.
    Et qui plus est avec un OPAC très « web 2.0 » Ce serait du régal, tant pour les professionnels que pour les usagers !
    Je ne pense pas que ce soit de l’ordre du rêve, surtout avec le libre. Il y a encore du développement à faire, certes, mais pas tant que ça et à plusieurs c’est largement faisable.

  6. dbourrion said

    Je ne suis pas totalement d’accord avec l’idée selon laquelle la surface d’exposition sur un écran est limitée (qu’est-ce que je suis prévisible, tout de même…) : si la surface est relativement limitée pour l’heure – mais c’est lié à des contraintes techniques, l’écran, qui va sans doute disparaître… -, la profondeur est illimitée.
    Nous sommes face à une ouverture qui se déplie sans fin en se contenant elle-même, une sorte de fractale. Et ce n’est plus tant une rotation qui se passe, qu’une plongée. La jambe droite, en fait, peut se déplier indéfiniment si on met en place les dispositifs techniques ad hoc. Evidemment, l’important avec ces jambes de tailles variables, c’est de conserver malgré tout une démarche à peu près… digne :-)

  7. Mercure said

    visible / invisible : ne faut-il pas -aussi- parler du ici / ailleurs dans la bibliothèque ?
    = recommander des documents non acquis, parce que accessibles « ailleurs » : en ligne, chez d’autres, dans des librairies ;-)

    ce qui suppose de mettre en place un désherbage (voire un « pilon ») pour les sources obsolètes, désuètes.

  8. A Scrotelle : il n’est pas facile de faire adopter le même logiciel par des collectivités indépendantes. Concernant un système commun, mon hypothèse est la suivante : cela vaut le coup si le flux d’usager et/ou de lecteur est significatif entre les membres d’un même réseau. Si les flux sont marginaux, le simple catalogue collectif suffit. En Val d’Oise nous avons en quelque mois réuni plus de 20 catalogues et la montée en charge n’est pas achevée. Cela aurait été impossible avec l’hypothèse d’un système unique. cela me semble donc en l’état actuelle des choses (institutionnelles et techniques) une solution légère au coût (temps/argent) acceptable.

    A dbourrion : je suis ravi de sa jambe droite se dépliant (presque) à l’infini !

    A Mercure : recommander des documents non acquis, renvoyer sur les librairies, tout ça me va.

  9. Somehow i missed the point. Probably lost in translation :) Anyway … nice blog to visit.

    cheers, Servomechanism!!!

  10. […] reprends la théorie des deux jambes de la bibliothèque, que j’avais développée dans mon projet d’intervention envoyé en décembre 2007 au comité […]

  11. Mercure said

    « Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie. » François Truffaut

    et toc !

  12. Yvonnic said

    « Il n’est pas facile de faire adopter le même logiciel par des collectivités indépendantes. » Oh que si ! Il s’agit de déterminer jusqu’à quel point elles sont réellement indépendantes et de savoir ensuite manier habilement la carotte des subventions. Car toute opération d’informatisation est subventionnable…Et dans certains cas l’indépendance peut alors apparaitre comme trop chere.
    « Concernant un système commun, mon hypothèse est la suivante : cela vaut le coup si le flux d’usager et/ou de lecteur est significatif entre les membres d’un même réseau « .
    Pas du tout. Avec des flux insignifiants, et dans certains cas mème pas évalués, on le fait quand mème. Le but poursuivi est donc bien différent…
    Quel est-il alors ?
    Oui, je sais, vous ne pouvez me répondre pour ne pas risquer d’avoir l’air de faire semblant d’oser (etc…) critiquer les choix d’un collègue.Des réponses généralistes non nominatives sont pourtant possibles.
    Vous avez bien sûr une porte de sortie supplémentaire, toujours ouverte, celle de l’évocation des « particularités locales etc, etc.. »
    Puissance du discours virtuel, vertu des consensus fédérateurs , inexistence des cohérences pratiques, fuite dans les prudences corporaristes.

    Vous ne finirez donc jamais vos phrases…

    La cohérence du discours technocratique cesse dès la première confrontation à un réel non consensuel. Reste l’esthétique trompeuse du verbe. Et la jouissance de l’auto-citation. Dont vous abusez.

    « Le pouvoir se mesure à l’abus qu’on peut en faire » (Malraux)

  13. […] se le dise, comme concluait le garde-champêtre de mon enfance après ses annonces (il avait une jambe plus courte que l’autre – […]

  14. […] Lille ou Rouen) vient avantageusement compléter le dispositif, en assumant le rôle de la “deuxième jambe” de l’offre documentaire décrite par Dominique Lahary. Le lecteur […]

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