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Blog professionnel de Dominique Lahary, bibliothécaire. Mes propos n'engagent que moi.

Merci, Jean-Claude Guézennec

Posted by Dominique Lahary sur 15 février 2023

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Hier c’était l’anniversaire de Jean-Claude Guézennec.
C’est la deuxième année qu’on ne lui souhaitera pas. Il nous a quittés le 23 juillet 2021 à l’âge de 93 ans.

Il fut pour moi comme pour beaucoup d’autres à Rouen un maître et un ami. De ceux qui vous inspirent dans la jeunesse et que vous ne pouvez oublier.

Je l’écris d’autant plus que je n’ai pas (ou à peine) participé à son grand engagement pour le cinéma au lycée. Créateur d’Archimed film et de Passions foot, il déborda jusqu’au boiut d’activités, toujours dans le partage.

Ce tardif billet où je reproduit le témoignage que j’ai envoyé pour ses obsèques manifeste que les gens demeurent vivant aussi longtemps que quelqu’un pense à eux.

Cher Jean-Claude,
Cher Guézo comme tes élèves t’appelaient,
Je veux évoquer le prof de français au lycée Corneille. J’ai eu la chance de t’avoir en 2nde et 1e entre 1965 et 1967. Quelle bouffée d’air frais ! Quelle stimulation de l’intelligence et de la sensibilité. De toutes mes années de secondaire c’est le souvenir le plus fort et qui marque à jamais. Pour la première fois au lieu des extraits du Lagarde et Michard nous étions invités à lire des livres en entier non pour être interrogés individuellement mais pour en discuter ensemble dans ce que tu appelais des « forums ». J’avoue que la Gervaise de l’Assommoir et Madame Bovary furent les rencontres qui m’ont le plus frappé.
Tous nous invitait aussi à recopier dans ce que tu appelais un Thesaurus nos citations préférées.
L’ami Jean-Claude que tu es plus tard devenu évoquait avec passion… « Passion foot » ou le sujet du prochain film éducatif d’Archimed. Et toi qui sut si bien nous sortir de Pierre Corneille ou les profs du lycée Corneille nous amarraient, tu nous émerveillas avec ton film  Moi Pierre C.J’ai oublié ce que j’ai consigné sur mon Thesaurus sauf cette citation de Térence que tu nous as transmise et qui dit tout : « Homme je suis, rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Homo sum et humani nihil a me alienum puto.
Merci Jean-Claude !

Quelques liens

Juste après son décès :
Ville de Bihorel, où il habitait et fut conseiller municipal – France 3 régionParis-Normandie

Hommages personnels ou associatifs
Dominique GambierArchimède filmsPassion footAssociation des anciens élèves du lycée CorneilleAmis des musées de l’école

La soirée d’hommage du 15 octobre 2022 au cinéma Omnia de Rouen
AnnonceVidéo avec un entretien filmé

Autres vidéos : Mes valeurs, entretien récent – Un viel entretien

Moi, Pierre C, 2000, 38 minute
Disponible sur divers sites de vente en ligne pour une douzaine d’euros
Réalisation et scénario : Jean-Claude Guézennec
Interprétation : Rufus et autres
« Mon chef-d’oeuvre » me disait-il. Moyen métrage éviquant la vie du jeune Corneille au collège des Jésuites à Rouen, devenu le lycée Corneille où j’ai été son élève.
Film parlé dans la langue alors en usage dans ce collège lors des cours mais aussi entre les élèves : c’est un film en latin sous-titré !

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La bibliothèque en mode dégradé : subir ou rebondir ?

Posted by Dominique Lahary sur 11 juin 2020

par Anne Verneuil et Dominique Lahary

Lorsque le 28 avril 2020 le premier ministre a annoncé devant l’Assemblée nationale qu’à partir du 11 mai « les bibliothèques pourront ouvrir leurs portes », l’affaire passait pour simple : une bibliothèque est ouverte ou elle ne l’est pas.

Il n’en a rien été. C’est qu’en stoppant net le fonctionnement habituel des bibliothèques publiques, comme de bien d’autres services, institutions et entreprises, la crise sanitaire a agi comme révélateur de ce qu’elles sont dans la réalité des usages et dans les esprits tout en leur posant pour l’avenir de redoutables défis.

Voyons cela.

La bibliothèque en lambeaux

La bibliothèque entièrement numérique

Empêchées de pouvoir faire de l’accueil sur place et du prêt de documents physiques, les bibliothèques n’ont plus dans un premier temps existé qu’en ligne (voir les résultats de l’enquête express réalisée des les 25 et 26 mars par le ministère de la Culture).

Les ressources numériques payées par les bibliothèques pour leurs usagers (livres, musique, vidéo, autoformation, jeux…) ont connu un certain succès. Amplifié par des facilités souvent proposées pour s’inscrire en ligne, voire pour passer à la gratuité si elle n’était pas déjà instituée.

Les bibliothèques ne proposant pas ce type de service, ni par elles-mêmes, ni par le biais de  bibliothèques départementales, se sont trouvées fort dépourvues.

Mais il faut reconnaître quatre limites. La première est technico-juridique : les contraintes imposées aux usagers pour la protection des œuvres est souvent décourageante. La seconde est financière : les tarifications instituées ont pu entraîner des dépenses peu soutenables, le cas limité était représenté par la VOD. La troisième limite tient aux usages : ce genre d’offre ne concerne pas toutes les populations, touchées par l’illectronisme, ou qui, malgré des usages numériques habituels, n’ont pas ce genre de pratique, en tout cas pour les romans et essais. La dernière, parfois rencontrée, tient à la configuration technique des systèmes informatiques que des bibliothèques n’ont pu activer à distance pour élargir l’accès aux ressources à de nouveaux utilisateurs.

Le numérique à distance c’est aussi bien d’autres choses que ces ressources documentaires payées. La médiation se déporte vers le domicile de l’usager: animations en ligne, tutoriels sur de multiples sujets, accompagnement à distance autour de différents services… Qu’elles en proposent ou non, bien des bibliothèques ont multiplié les initiatives en direction de leurs publics, parfois dans des modalités pour elles inédites, du signalement de ressources gratuites disponibles ailleurs à des lectures enregistrées en passant par une interaction par les réseaux sociaux, pour autant que les services de communication acceptent le seul contrôle raisonnable en l’espèce : a posteriori.

Là encore se sont trouvées dépourvues les bibliothèques ne disposant d’aucun site web, ou une simple page peu maniable sur le site de la collectivité, et n’ayant pas de latitude pour intervenir sur les réseaux sociaux.

Mais si la bibliothèque en ligne a pu profiter d’une exclusivité de quelques semaines, elles n’a évidemment pu toucher tous les publics ni même répondre à tous les besoins et usages de celles et ceux qu’elles sont desservis.

La bibliothèque de prêt sur commande et le portage

Progressivement à partir du 11 mai ou plus tôt pour celles qui ici ou là ont précédé le mouvement pendant le confinement, les bibliothèques se sont mise à reprendre une activité physique de prêt selon une modalité inédite : la commande qu’on doit venir prendre sur place, sous l’appellation majoritaire bien qu’impropre de « drive » (on n’est pas obligé de venir se faire servir en voiture). 

Succès bien sûr auprès d’une partie du public. Une partie seulement. C’est que réserver ou aller choisir dans les rayons ce qu’on a déjà choisi correspond à un des usages que permettent les bibliothèques comme lieux d’approvisionnement. Mais il n’est pas le seul. Il y a aussi le libre furetage dans les rayons, sur les présentoirs et les chariots de retour et le conseil, entre usagers ou de la part du personnel.

Si le prêt n’est qu’une partie des services que rend une bibliothèque, le « drive » ne répond par lui-même qu’à une partie de cette fonction, tempérée éventuellement par du conseil personnalisé ou la formule du paquet surprise. C’est la bibliothèque de prêt qui ne marche que sur une jambe.

On a vu aussi se développer, à une moindre échelle, le portage à domicile à destination de publics particuliers, sur commande par l‘usager ou sur recommandation par le personnel, tantôt dans la lignée de ce qui était précédemment proposé, tantôt comme initiative nouvelle.

C’est donc la bibliothèque de prêt qui réapparaît dans ce cadre, rien que la bibliothèque de prêt, mais une partie seulement de celle-ci, sous la forme archaïque de l’accès indirect par le seule catalogue que le développement du libre accès aux rayonnages avait aboli depuis plus d’un demi-siècle.

 Le lieu empêtré

Détournement par D. Lahary de la couverture de Ouvrir grand la médiathèque, ABF, collection Médiathèmes. CC BY SA.

Même si une partie des bibliothèque ont dès le mois de mai « ouvert leurs portes », préfigurant ce que d’autres vont faire courant juin ou juillet, c’est à un bien singulier déploiement dans les locaux que les usagers y sont cantonnés. Gestes barrière, distance physique, souvent port du masque, itinéraires imposés avec sens de circulation, impossibilité ou difficulté pour s’asseoir, fureter, feuilleter, utiliser les matériels habituellement à disposition du public. Et ne parlons pas des diverses animations, activités, formations. Et moins encore de ce lieu de libre séjour seul ou en groupe, de rencontres, de brassages, Ce lieu ouvert à toutes et tous sans condition, qui n’est ni la maison ni le travail ou l’école et qui remplit tant de fonctions, un lieu de liberté individuelle et collective… bref, très exactement, un « troisième lieu » !

Avait-on jamais imaginé une bibliothèque pareille ? C’est pourtant celle qui ouvre, quand elle peut, comme elle peut, au sortir du confinement.

Ce qui reste des lambeaux

Cette période du confinement et du début de déconfinement imposé par la crise sanitaire de la covid-19 aura confirmé bien des vérités déjà présentes mais qui méritent d’être rappelées,

Chaque type de service proposé par les bibliothèque publiques est en soi légitime et est utile à une partie du public. La crise en a, s’il en était besoin, administré la preuve.

Confirmée, l’importance de la bibliothèque en ligne des ressources documentaires comme celle de l’interaction et du service. Mais elle ne suffit pas.

Consacrée, l’importance du prêts de documents physiques. Mais il n’y a pas que ça.

Chacun de ces bouts de bibliothèque qui a pu perdurer ou ressurgir a trouvé ses usages et les proposer était mieux que rien. Il est d’ailleurs des usagers exclusifs de ces services et ils en ont bien le droit.

Mais on ne voit que trop que ce qui a manqué et manque encore pour un temps difficile à prévoir c’est tout ce qui a fait l’essor récent de la lecture publique : l’ouverture, l’accueil, le lien social. Dans les verbatim d’usagers frustrés de ne pouvoir accéder à leur bibliothèque (et souvent déconcertés entre les annonces ministérielles et la réalité bien plus nuancée des réouvertures), on retrouve souvent le manque de documents, mais aussi d’animations, ou tout simplement l’impatience d’élèves et d’étudiants de pouvoir revenir “travailler à la bibliothèque”. Et au travers des échanges, c’est bien un tout qui fait défaut, le lieu où l’on récolte mais aussi où on échange.

Rebondir ?

Face à une situation aussi soudaine que imprévue, la communauté professionnelle a très vite enclenché de nouveaux réflexes et des pratiques sinon toujours nouvelles, du moins amplifiées: 

  • de la débrouille pour faire accéder un maximum de personnes aux ressources avec des moyens techniques souvent contraints

  • faute de programmation possible in situ, le développement d’activités et animations en ligne (lectures, vidéos, jeux, tutos, expositions, critiques…)

  • un rapprochement sensible entre collègues et équipements pour échanger sur les pratiques, les inquiétudes… et les associations professionnelles ont su répondre aux attentes avec la mise en place de recommandations très détaillées qui seront encore suivies durant de nombreux mois. La veille et les interactions professionnelles ont atteint, comme souvent en période de crise, un pic certain, et le succès du séminaire de l’enssib proposé par Raphaëlle Bats durant le confinement en est un exemple éclatant.

  • allant au-delà des attentes, les makers ont participé à un formidable mouvement d’entraide, en fabriquant des visières notamment… etc.

La créativité et la réactivité ont donc été au rendez-vous… et il sera nécessaire de poursuivre en ce sens.

Mortelle convivialité

Photo Médiathèque de Villeneuve-d’Ascq. Montage par D. Lahary. CC BY SA

Garder les distances, ne plus se toucher, ne plus manipuler, tout nettoyer, circuler là où c’est prévu… Une sacré claque dans la figure de l’accueil en bibliothèque tel qu’il était prôné ces dernières années. Tout de même, on ne va pas revenir à l’accès indirect et aux hygiaphones ? Quid de la convivialité, du lien social, de l’utilisation en famille ou entre amis de la médiathèque ? Tous ces petits plus qu’on ne peut plus utiliser ou avec des mesures draconiennes: café et gâteaux offerts, peluche et déguisements pour enfants, jeux de société, lunettes de lecture, paniers de transport… Enlevez les sièges en tissu, adieu les séjourneurs.

Tout ce qui faisait la convivialité de nos équipements, dans des détails parfois, mais si importants, est remis en question. Et cela questionne notamment la place du public non lecteur dans les bibliothèques. Car il n’y a pas que les emprunteurs, ou même les utilisateurs d’ordinateurs et tablettes chez nous. Il ne suffit pas de tout nettoyer derrière les usagers, on sait très bien que ces mesures, sanitairement nécessaires, vont en faire fuir plus d’un et pas seulement les publics dits difficiles qui nous (professionnels comme autres usagers) cassaient parfois les pieds. L’enjeu d’attirer ces nouveaux publics durement atteint… et voilà que tout est mis en péril.

Les animations, fer de lance d’une nouvelle attractivité des bibliothèques, en font aussi les frais: arrêt de programmations, remise en route avec beaucoup de précautions… A quoi vont ressembler les prochains ateliers, spectacles, heures du conte, comité de lecture, séances de jeu ou de création numérique ? La médiation à distance va sans doute perdurer bien au-delà des confinements, mais la rencontre, le lien, l’échange ont besoin de s’incarner et d’une forme de proximité d’autant plus importante pour les publics les moins familiers.

Comment ne pas perdre ce que l’on vient à peine de gagner

Après beaucoup d’efforts, de transformations, pour attirer de nouveaux publics peu consommateurs des services traditionnels de bibliothèque, nous risquons donc de les perdre à nouveau. D’abord parce que ces services que nous ne pouvons plus rendre, ou plus de la même manière, vont perdre de leur attrait et que les habitants n’auront plus a priori, et pendant un temps encore inconnu au moment de l’écriture de ce billet, la possibilité d’utiliser aussi librement le lieu et son contenu en détournant les usages, en se créant son espace personnel, avec son mode d’utilisation à soi, ses propres codes. Les fonctions qui nous échappent ont-elles encore leur place en bibliothèque ?

Ensuite parce qu’une certaine forme de discrimination risque de se mettre en place plus ou moins consciemment, entre celles et ceux, motivés, qui savent et font bien, et les autres qui hésitent, ne connaissent pas, peuvent se décourager face aux contraintes. La bibliothèque, dernier lieu public où l’on rentrait sans nécessité d’usage légitime, d’identification, de pré-requis autre que le respect approximatif d’un obscur règlement, va devoir passer au même tamis sanitaire les usages les plus variés. Cela questionne aussi les modèles architecturaux: le plateau ouvert considéré comme espace idéal car permettant toutes les flexibilités devient un concept dangereux, propice à la circulation de virus.

Photo Médiathèque de Villeneuve-d’Ascq. CC BY SA.

L’accessibilité au sens large sera plus compliquée encore : du drive calé sur des horaires impropres aux travailleurs (pour arranger l’emploi du temps des agents ?) aux circulations alternées difficiles pour les personnes à mobilité réduite, en passant par l’illectronisme et les réservations nécessaires pour tel ou tel service, comment garantir l’accueil de tous ? Peut-on recréer un nouveau modèle qui atténue ces discriminations ? Comment aussi éviter un effet “club” où la bibliothèque devient celle des familiers, des “abonnés”, de celles et ceux qui réservent tout (accès, emprunts, animations) et en premier ? Comment garder de la place pour les occasionnels, les néophytes, les timides, les passants, les volages ?1 (1) Un public difficilement gagné va être perdu, celui qui séjournait, n’utilisait pas ou peu les ordinateurs, celui qui venait chercher le contact, qui venait jouer avec ses amis… Les “réviseurs” qui déjà peinaient à trouver de la place devront être encore moins nombreux. S’il y a des files d’attente, beaucoup se décourageront et nos processus de simplification de l’accès et de l’accueil seront mis à mal.

Les besoins d’inclusion numérique ont fait un nouveau bond avec la crise sanitaire et le travail reste énorme en la matière. Comment douter encore du rôle à jouer en médiation autour du numérique et par voie numérique ? Reste à voir comment pratiquer l’accompagnement des publics en toute sécurité, et comment développer une offre de contenus et de valorisation en ligne. Et pour tout cela, pas de secret, les moyens vont devoir suivre.

Le nerf de la guerre… et les combattants

Si la bibliothèque n’est pas un service obligatoire, il va falloir, plus que jamais, démontrer qu’elle est indispensable. On savait déjà que les budgets alloués aux bibliothèques n’étaient que rarement prioritaires, la période que nous traversons risque de le prouver encore plus nettement. Si les besoins en équipement à visée sanitaire seront plus facilement négociables, quid des budgets d’acquisition, de contenus numériques, de matériel ? Comment accroître une offre numérique quand les contenus, les accès, et les coûts proposés aux bibliothèque sont encore si insatisfaisants ? Le confinement a donné lieu à des assouplissements qui devraient être considérés à une échelle temporelle plus large.

Les moyens humains sont également source d’inquiétude: comment justifier l’emploi, notamment en CDD ou vacation, de médiateurs, d’animateurs, d’agents d’accueil quand les fonctions ne sont plus maintenues ou plus contraintes ? Qui nettoie derrière chaque usager tout au long de la journée quand on n’a pas suffisamment d’agents d’entretien pour appliquer les mesures et que les autres agents vivent difficilement l’arrivée de tâches de nettoyage dans leurs fiches de poste ?

Les collectivités vont subir la nouvelle crise économique, les baisses de financements, les dépenses nouvelles, nos emplois seront d’autant plus difficiles à conserver face à d’autres missions obligatoires. Pas nouveau, mais accélération prévisible. Il faut faire évoluer nos missions pour les rendre adaptées et utiles aux yeux des décideurs, en multipliant probablement les passerelles avec d’autres services.

Et dans ce contexte tendu, depuis plusieurs semaines et pour un moment encore, la gestion d’équipes déboussolées, inquiètes sur des situations personnelles ou un avenir professionnel incertain, est une difficulté majeure pour les encadrants, eux-mêmes soumis au doute. Comment assurer un leadership dans ces conditions, remotiver les équipes, ouvrir les esprits et faciliter la moisson d’idées, aider les uns et les autres pour ne pas en laisser sur la touche, composer avec les traumatismes et les angoisses ? Comment résister en tant qu’agent:  peur de ce qu’on va me demander, de la pression des élus, du public parfois incompréhensif, des collègues plus ou moins vigilants, du métier bouleversé… Quel que soit le rôle dans l’organisation, tous sont confrontés à des interrogations multiples et répétées, de l’anxiété qui se traduit parfois dans des détails mais qu’il ne faut pas négliger. 

Au-delà de la question des effectifs, il faut donc prendre en compte ce soutien des agents plus que jamais nécessaire pour continuer à avancer.

Ce soutien n’est pas seulement psychologique et managérial, il implique de nouvelles formations pour le personnel,en matière sanitaire mais aussi en termes d’outils, de pratiques innovantes. Le personnel moins qualifié aura de plus en plus de difficultés à trouver sa place, car les futures pratiques impliqueront des savoir-faire nécessaires quoique diversifiés. Certes on peut se dire que l’épidémie est maintenant quasiment maîtrisée, bientôt derrière nous… mais cet épisode risquant de ne pas être le dernier, nous aurons traversé une expérience difficile qui doit nous laisser vigilants et nous a bien montré à quel point la réactivité devait être de mise.

Darwinisme, encore

On se doute que la reprise des bibliothèques en mode “troisième lieu” n’est pas pour demain et nous ne pouvons pas anticiper quand et à quel niveau vont pouvoir reprendre les pratiques de libre fréquentation des lieux. La pandémie qui s’est abattue sur le monde n’est probablement pas la dernière et l’idée de devoir repenser ses pratiques de façon durable concerne aussi notre profession. Se réinventer, encore, alors que le dernier modèle en date semblait porter ses fruits quant à la fréquentation et la diversification des utilités de la bibliothèque ? Quand des équipes entières ont été accompagnées, plus ou moins douloureusement, dans le changement des postures et des missions ? N’y a-t-il pas un réel risque de découragement devant les écueils qui apparaissent ?

Photo D. Lahary. CC BY SA.

Même si des hypothèses plus favorables peuvent être formulées, il est indispensable de prendre en compte la plus sévère, soit qu’elle se réalise de façon permanente, soit qu’elle revienne de façon cyclique ou conjoncturelle.

Ressortons alors notre darwinisme des bibliothèques: de la même manière que nous avons dû évoluer dans un contexte de nouveaux outils, de nouvelles pratiques, de nouvelles attentes et d’un environnement se mouvant à grande vitesse, une fois encore notre adaptation à un nouveau contexte va conditionner notre pérennité. La bibliothèque couteau suisse, somme de nombreux services et usages, va devoir rebondir pour intégrer les contraintes actuelles et à venir dans son fonctionnement et sa prospective. Réactifs et créatifs, nous devrons l’être plus que jamais. Et pour cela, il ne faut pas avancer seuls mais profiter d’une communauté professionnelle internationale foisonnante, jouer la carte de l’émulation, faire profiter chacun de ses trouvailles, de ses expériences, dans un seul objectif commun: le service rendu aux publics (et le pluriel est fondamental). 

Au-delà de ce but honorable, notre profession n’a que des avantages à gagner à cette évolution: retrouver du sens à son travail, prouver (encore une fois !) ses capacités d’adaptation et son éthique professionnelle, trouver une voix commune qui se fasse entendre des décideurs locaux et des ministères mais aussi des médias locaux comme nationaux.

Ce ne sera possible qu’en s’appuyant non sur une définition étroite de la bibliothèque publique comme stock de livres, à quoi pouvait ramener la période post-confinement, mais multiple dans ses fonctions et ses rôles, au croisement des politiques publiques culturelles ; sociales et éducatives, utile non pas à ses habitués mais à la population dans sa diversité. Là est le défi.

C’est le moment de militer à nouveau pour la gratuité totale, l’accès aux services simplifié, dans un contexte où de nombreux habitants vont souffrir d’une situation économique brutalement aggravée. L’advocacy des bibliothèques doit aussi se repositionner dans cet environnement, en s’appuyant sur des réseaux de collaboration qui trouveront une nouvelle dynamique, ainsi qu’un esprit d’ouverture indispensable.

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1« Plus une bibliothèque est poreuse avec la société, plus elle a également d’usagers occasionnels, c’est très bien comme cela. Vivent les infidèles ! Sinon on construit ses services uniquement pour de fidèles, comme des théâtres font avec les abonnés. On a une bibliothèque qui sélectionne les usagers qui lui sont adaptés. Plus on a d’usagers qui ne sont pas tout à fait satisfaits, plus cela montre qu’on est de plain pied avec la population dans toute sa diversité.Dominique Lahary, Questions subsidiaires : quelques leçons d’un séjour prolongé en bibliothèque (départementale), Journées d’étude de l’ADBDP, 2012.

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Les élections locales sont des élections politiques locales… mais encore ?

Posted by Dominique Lahary sur 12 mars 2020

Le 21 janvier 2008, avant les avant-dernières élections municipales, je postais le billet que je reproduis ci-dessous (avant de revenir sur cette question le 20 mars 2015 à propos des élections départementales dites cantonales).

Je n’ai rien à redire à mes propos d’alors sinon qu’il me faut ajouter deux compléments essentiels et une remarque :

Paris-municipales2020

Photo D. Lahary libre de droits CC BY-SA

1. Les élections municipales sont aussi communautaires. Elles sont d’ailleurs désormais désignées en fonction de ce double enjeu… mais le second est biaisé. Certes les bulletins de vote comportent pour chaque liste des candidats fléchés pour siéger au conseil communautaire. Mais cela ne saute pas aux yeux de la plupart des électeurs, d’autant moins tout ou partie des listes en présence n’ont pas abordé le sujet, ou à peine. Combien d’électeurs ont compris quelles compétences étaient effectivement exercées par l’EPCI dont fait partie leur commune ? Que souhaitent les candidats de ces listes à propos de ces compétences ? Lesquelles souhaiteraient-ils ajouter ou retrancher ?

Il faut ajouter que ne se présentent devant les suffrages que des listes constituées dans le périmètre de la commune et ayant donc naturellement pensé leur programme à l’échelle de la commune. Sauf exception remarquable, pas d’élaboration de programmes à une échelle communautaire pourtant plus proche d’un véritable bassin de vie, échelle ou de réelles compétences sont exercées touchant la vie des habitants. Qui pour présenter à cette échelle devant les citoyens un réel « bilan de compétence » ? Un compte rendu de mandat ?

D’autre part les électeurs sont enfermés dans le choix qui est présenté au niveau de leur commune, qui peut être très restreint notamment à mesure qu’on s’éloigne par exemple d’une ville centre. Ils sont sans voix pour la part d’eux-mêmes qui est extra-communale – c’est-à-dire beaucoup. Nous sommes bien toujours dans ce que le sociologue Jean Viard nomme la « démocratie du sommeil » : nous votons d’où se situe notre chambre à coucher, où ne s’exprime qu’une part de nous-mêmes.

L’intercommunalité demeure en 2020 un nain politique.

(On peut évidemment mentionner l’exception de la métropole du Grand Lyon dont le conseil va être élu directement parallèlement aux conseils municipaux. Toutefois, les listes de candidats ne se présentent pas à l’échelle de la métropole mais de 14 circonscriptions)

2. Les élections municipales et communautaires contribuent aux élections sénatoriales puisque les grands électeurs sont principalement des élus locaux. Et voilà les élections locales chargées, de façon masquée, d’un enjeu national à retardement. Aussi les électeurs locaux sont-ils responsables, même à l’aveuglette, même sans en être conscients, de la configuration politique du Sénat

Dernière remarque : si je m’agaçais en 2008 de voir la presse sous toutes ses formes ne s’intéresser qu’à l’aspect politicien des élections municipales à venir, je constate cette fois-ci des progrès. Des thèmes de politique locale ont été largement présentés, comme le logement et les mobilités.

Mon agacement principal est celui-ci : on présente cette élection comme celle du maire. Or ceux-ci ne sont élus que par les conseils municipaux. Même s’il est d’usage de considérer la tête de liste comme destinée à être maire, cela n’a rien d’obligatoire et il n’est pas illégitime que le maire change en cours de mandat. Il serait civique de rappeler sans cesse qu’on vote pour une liste, donc une équipe, et de le valoriser. Il y a assez d’élections uninominales en France pour ne pas en rajouter.

Trois liens pour finir :

Les élections locales sont des élections politiques… locales !

Reproduction de mon billet du 21 janvier 2008

La presse écrite et audiovisuelle bruisse d’une question : les élections locales de mars prochains doivent-elles être « politisées » ? Des organisations politiques, des élus locaux prennent position dans un sens ou dans l’autre, souvent en fonction de considérations tactiques. Parlons du fond.

Ce blog est strictement professionnel. C’est en tant que professionnel de collectivité territoriale que je donne mon point de vue.

Cela fait des mois que, ne songeant guère d’ailleurs à cette échéance, je conclus mes interventions sur le métier de bibliothécaires ou les missions des bibliothèques ou même les enjeux du numérique par une référence aux politiques publiques, seul terrain sur lequel lesdites missions peuvent être fondées.

Ce terme de « politique publique » est bien étrange. Y aurait-il donc une « politique privée » ? Mais je l’utilise comme d’autres pour m’abstraire de ce qu’on appelle généralement la « politique politicienne », qui n’a rien de méprisable ni d’illégitime, mais s’organise a priori en référence à des enjeux d’organisation politique et à des clivages nationaux voir internationaux dans lesquels le technocrate que je suis n’a pas à entrer tant qu’il s’exprime à ce titre. J’écris là encore « technocratie » sans connotation négative et y tiens : le professionnel applique une politique et est force de proposition pour son élaboration. Mais il n’est pas détenteur de la légitimité démocratique, il n’est au mieux détenteur que d’une expertise technique.

Sont authentiquement politiques les enjeux relevant de la responsabilité, de la sphère de compétence, obligatoire ou librement choisie, d’une commune, d’un département, d’une région. Ce sont des enjeux de politiques publiques. De politique publique locale. La lecture publique en fait partie. Il est conforme à la démocratie que les citoyens appelés à voter lors d’élections municipales ou cantonales s’emparent de ces enjeux, et non exclusivement d’enjeux très strictement nationaux. Dénier aux enjeux locaux leur qualité politique, c’est réduire le champ de la politique, c’est réduire celui de la démocratie.

Que vivent donc les débats de politique locale. Il arrivera que les bibliothèques et médiathèques y aient leur place : tant mieux !

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Les tarifs des bibliothèques sont des frontières qu’on impose

Posted by Dominique Lahary sur 3 juin 2019

Il fut un temps où les frontières communales étaient aussi fiscales : des droits étaient perçus à l’entrée de nombre d’entre elles. Cet octroi, à qui nous devons de belles « barrières » comme celles de Claude-Nicolas Ledoux à Paris, ont duré du Moyen-âge à… 1943. Mais des octrois existent toujours : ce sont les tarifs des bibliothèques publiques.

Le bureau d'octroi de Decize (Nièvre)

Le bureau d’octroi de Decize (Nièvre) Photo Dominique Lahary – CC NC

Il est courant et peut sembler naturel de pratiquer, pour les bibliothèques comme d’autres services locaux, des tarifs « hors communes ». On voit le raisonnement : ce sont les contribuables de la localité qui par leurs impôts financent le service. Il comporte une faille béante : les gens de vivent pas claquemurés dans des frontières communales : ils circulent, étudient, travaillent, consomment, se distraient, se cultivent, se rencontrent à l’échelle de bassins de vie. Les bibliothèques illustrent, parmi d’autres services, cette réalité. Il y a la logique de proximité : on se rend à celle qui est la plus proche de son domicile ou bien encore de son lieu d’étude ou de travail, de loisir ou encore d’achalandage commercial. Et celle de l’attractivité : une partie des gens vont se rendre expressément là où ils savent trouver de la place, des services, des ressources qui leurs conviennent.

Pour satisfaire tous ces besoins et être au plus près de toutes les populations, on sait bien qu’il faut assurer un maillage territorial combinant bibliothèques de proximité et médiathèques attractives. Leur mise en réseau permet par une libre circulation des usagers et une mise en commun des ressources une égalité d’accès à celles-ci tout en facilitant leur bonne gestion.

Au lieu de cela, les territoires hérissés de tarifs obligent les populations à zigzaguer, tordant totalement une circulation naturelle être équipements de proximité et équipements rayonnants. Ces protectionnismes ont un coût : multipliant les obstacles à l’utilisation des services de bibliothèque, ils amoindrissent l’utilité de chacun.

Dessin "Au- de cette limite votre carte de bibliothèque n'est plus valable"

Dessin de Dominique Lahary – CC BY-NC

Ils ont aussi, fréquemment un effet : écartant une population voisine réputée d’un niveau social inférieur, ils participent à la panoplie de dispositifs conscient et inconscients, gérés politiquement ou économiquement ou encore résultant des choix de chacun, qui organisent la ségrégation territoriale, autrement dit la spécialisation sociale des territoires.

 

Le summum fut atteint au début de l’année 2018 quand une municipalité imposa aux « hors communes » un tarif, non seulement pour emprunter mais aussi pour avoir le droit de pénétrer dans les locaux. Elle renonça à cette deuxième partie de son dispositif d’exclusion après que ce fut exprimée une émotion publique, à laquelle l’ABF a pris part[1].

Combien de démarches de coopération intercommunale ont buté sur la difficulté pour les communes concernées à se mettre d’accord sur les tarifs ? Il faut parfois des années pour se mettre d’accord même si certains territoires ont réussi à franchir rapidement cet obstacle.

Il y a à cet égard un pis-aller : le tarif « hors intercommunalité ». Pis-aller car c’est ne pas reconnaître que les périmètres intercommunaux ne correspondent jamais tout-à -ait aux bassins de vie.

Mais il est d’autres barrières : entre les âges, les conditions, les supports. Les deux premiers s’entendent quand ils permettre de proposent la gratuité au moins aux mineurs ou lieux encore aux moins de 24 ou 25 ans, aux demandeurs d’emplois ou bénéficiaires de minimas sociaux.

Celle des supports, même si elle peut subsister ici ou là[2], semble vraiment d’un autre âge. Comment imaginer ériger ainsi des barrières entre des modes d’expression culturelle et artistiques ? L’incongruité de cette démarche apparaît d’autant plus à une époque où se multiplient les accès marchands gratuits ou forfaitisés à faible coût.

Foin des barrières ? Il est un moyen imparable pour régler le problème : c’est la gratuité pour tous. Installée depuis longtemps dans de nombreuses bibliothèques et des réseaux intercommunaux, elle connaît des reculs, comme à Limoges, mais aussi des avancées, comme à Metz, Bordeaux, Grenoble ou Hyères. Mais ceci est une autre histoire qui mériterait tout un dossier.

Pour l’accès aux ressources et services de bibliothèques, défendons le libre parcours !

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Ce texte fait écho à l’excellent article de Claire Gaudois « Quand les réseaux questionnent les frontières » paru dans la non moins excellente revue de l’ABF Bibliothèque(s) n°96-97, juin 2019, pp. 39 sqq.

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[1] Voir notamment le communiqué de l’ABF du 15 février 2018 : http://www.abf.asso.fr/1/22/749/ABF/-communique-labf-reste-vigilante-sur-lacces-libre-aux-bibliotheques.

[2] Dans les bibliothèques de la ville de Paris, il faut s’acquitter annuellement d’un droit de 30,50 € pour pouvoir emprunter des CD musicaux et de 61€ pour disposer de CD musicaux et de DVD : https://bibliotheques.paris.fr/sinscrire-en-bibliotheque.aspx.

Voir aussi ma tribune dans La Gazette des communes, des départements et des régions n°8/20404, 26 février 2018
Concevoir les services de bibliothèque à l’échelle des bassins de vie

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Directive européenne sur le droit d’auteur : le combat pour les bibliothèques et la liberté d’expression passe à l’échelle nationale (déclaration de l’IFLA)

Posted by Dominique Lahary sur 24 avril 2019

Ceci n’est pas un billet personnel mais une traduction de la déclaration en anglais du communiqué de l’International Fédération of Library Associations and Institutions (IFLA) consécutive à l’adoption de la directive européenne sur le droit d’auteur.

Datée du 26 mars 2019, elle s’intitule EU Copyright Directive Adopted: The Fight for Libraries and Freedom of Speech Passes to the National Level. Elle est accessible en version originale à cette adresse : https://www.ifla.org/node/92063.

N’ayant aucune prétention de fin angliciste, j’ai reçu l’aide bienvenue de Vincent Bonnet pour cette traduction que je publie à toutes fins utiles, dans la perspective de la future transposition en droit français dans les deux ans, et que je fais suivre d’une liste de liens.

Parlement européen

26 mai 2019
Adoption de la directive européenne sur le droit d’auteur : le combat pour les bibliothèques et la liberté d’expression passe à l’échelle nationale

Aujourd’hui, l’assemblée plénière du parlement européen a adopté la directive sur le droit d’auteur avec une marge significativement étroite par rapport aux précédents votes. Il appartient désormais aux bibliothèques au niveau national de tirer le meilleur parti de ces nouvelles possibilités tout en poursuivant le combat pour la liberté d’expression.

L’ère numérique a apporté une évolution rapide dans la manière dont les bibliothèques soutiennent leurs usagers.

L’IFLA a plaidé dans le monde entier pour que les lois sur le droit d’auteur reflètent ces changements, à la fois en reconnaissant de nouveaux usages et en assurant que les activités des bibliothèques ne puissent être empêchées par des termes contractuels ou des verrous numériques.

Alors que la proposition de directive sur le droit d’auteur va dans le sens de nombre de ces priorités, dans le même temps elle comporte des dispositions dangereuses et mal conçues qui représentent une menace pour la liberté d’expression, en Europe et dans le monde.

Il est réconfortant de remarquer que cette fois-ci la directive a été adoptée par une faible majorité (de 74 voix, contre 201 [la fois précédente]). Une motion demandant un vote séparé sur les articles les plus litigieux a été repoussée par 5 voix seulement et aurait pu être adoptée sans des erreurs commises par des parlementaires.

Avec l’agrément final de la directive, l’attention se tourne vers les autorités nationales. Elles auront à prendre des décisions cruciales sur la façon de transposer [en droit national] les nouvelles règles. Les bibliothèques auront besoin de se faire entendre pour maximiser les aspects positifs et combattre les aspects négatifs.

Gerald Leitner, secrétaire général de l’IFLA, a déclaré : « Le vote de ce jour du Parlement européen est décevant mais nous ne renoncerons pas à la liberté d’expression. J’attends de travailler avec nos membres pour assurer que les bibliothèques à travers l‘Europe bénéficient pleinement des aspects positifs de la directive et limitent le tort causé par l’article 13. »

La crainte passe avant la liberté d’expression

L’objectif des principales dispositions de la directive est de traiter le sentiment de domination des grandes plateformes d’Internet.

L’article 11 (renuméroté 15) souligne que le droit d’auteur peut s’appliquer même pour de courts extraits de textes de journaux ou autres sources d’information. Ceci affecte en particulier les extraits utilisés par les agrégateurs de nouvelles offrant aux lecteurs assez d’information pour savoir s’ils vont cliquer ou non.

Bien que les journaux scientifiques soient heureusement exclus de cette disposition, l’article menace de nombreux sites avec lesquels les bibliothèques travaillent et qui aident à promouvoir l’éducation aux médias.

L’article 13 (renuméroté 17) oblige toutes les nouvelles plateformes à implémenter un filtrage proactif des contenus téléchargés par les utilisateurs pour empêcher qu’apparaissent en ligne des données constituant une contrefaçon [au sens du droit d’auteur].

Malgré les déclarations d’intention sur la protection de la liberté d’expression, le défaut constitué de filtrage automatique fait inévitablement courir un risque à la libre expression. Alors que les dépôts de données relevant de la recherche scientifique et de l’éducation sont exclus, il n’en va pas de même pour d’autres plateformes utilisées par les bibliothèques

L’IFLA, aux côtés d ’une large coalition d’ONG et d’institutions académiques, a réclamé la suppression de cette disposition.

Ces deux articles vont, en fait, probablement bénéficier aux grandes plateformes, qui seules sont en position de se conformer aux nouvelles règles. En tant que tels, ils peuvent même aggraver les problèmes de concurrence.

Des acquis utiles pour les bibliothèques

Heureusement, les bibliothèques vont y gagner avec d’autres parties de la directive.

Une nouvelle exception va permettre aux bibliothèques, aux côtés des institutions de recherche ou du patrimoine culturel, d’effectuer de la fouille de texte et de données sur des œuvres auxquelles elles ont accès. Les autres personnes ou institutions ayant un accès légal à des ressources peuvent faire de même à moins que les ayants droit l’aient explicitement refusé.

Une autre exception nouvelle clarifie le fait que les bibliothèques peuvent sauvegarder des œuvres sous quelque format que ce soit, offrant une certitude bienvenue pour les projets de numérisation, y compris ceux impliquant des partenariats transfrontaliers.

Une disposition innovante assure que quand il n’y a pas d’organisme de gestion collective dans un pays ou un secteur donné, les bibliothèques peuvent utiliser cette exception pour numériser et diffuser des œuvres indisponibles.

On notera  un nouveau soutien pour les activités éducatives en bibliothèque sous l’autorité d’une institution éducative, autorisant l’usage d’objets numériques via l’application de l’exception en absence de licences nationales adéquates.

Finalement, et cela constitue un important précédent, les exceptions ci-dessus sont, pour la plus grande part, protégées d’un blocage par des termes contractuels ou des mesures techniques de protection.

Nous proposerons dans un second temps une analyse plus détaillée des dispositions et des changements apportés aux institutions du patrimoine culturel.

Et maintenant ?

La directive doit être transcrite dans les législations nationales dans un délai de deux ans. Cela signifie que chaque État membre doit engager un processus législatif pour effectuer les changements rendus nécessaires dans leur droit national.

Ce sera d’autant plus important que certains détails manquent dans la directive et qu’il faudra prendre des décisions cruciales sur la façon dont les choses seront réellement appliquées.

Les efforts de plaidoyer (advocacy) pour s’assurer des meilleurs résultats possibles seront essentiels au niveau national. L’IFLA s’engagera auprès de ses membres pour les accompagner dans cette entreprise.

Liens

Le texte de la directive :

http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P8-TA-2019-0231+0+DOC+XML+V0//EN (en anglais)
http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P8-TA-2019-0231+0+DOC+XML+V0//FR (en français)

Bibliothèques et documentation

Autre traduction de la déclaration de l’IFLA + d’un communiqué de LIBER : https://www.agorabib.fr/topic/3587-r%C3%A9forme-droit-dauteur-europ%C3%A9en-communiqu%C3%A9s-ifla-et-liber-traduits

Communiqué de presse commun IFLAEBLIDALIBERSPARC EuropeEUA : http://www.eblida.org/news/press-release-on-the-adoption-of-the-european-directive-on-copyright-in-the-digital-single-market.html (en anglais)

Articles généraux

Défenseurs des libertés numériques

Ayants-droits

GAFAM

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Célébrons lucidement les trente ans du web

Posted by Dominique Lahary sur 15 mars 2019

30 ans déjà ! Du moins depuis le jour où le trop inconnu Tim Berners lee, le nouveau Gutenberg, a conçu au CERN a Genève l’esquisse de l’esquisse de ce qui allait devenir le Web. Sous une photographie qui lui donne abusivement un air de gourou illuminé, Le Monde, en retraçant l’historique du Web, narrait le 14 février les étapes de la trahison d’une utopie.

Tim Berners-Lee pose au Cern le 11 juillet 1994 (CERN)

On peut le dire autrement. Il était tentant d’imaginer qu’un nouvel espace informationnel (on dirait aujourd’hui un nouveau système de communication et de gestion de données) échapperait aux pesanteurs de ce monde et que sur cette page blanche s’écrirait la belle histoire d’une utopie.

Mais, comme je l’écrivais il y a près de 10 ans dans un billet, « Le nouveau monde n’est pas un autre monde, c’est le nôtre. » Un nouvel âge économique, qui est aussi un nouvel âge du capitalisme, s’y est déployé, faisant surgir les géants transnationaux d’aujourd’hui.

Un des moteurs en est ce capitalisme de surveillance sur lequel Le Monde conclut et que Shoshana Zuboff, Professeure émérite à la Harvard Business School, décrit dans The Age of Surveillance Capitalism : The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, (Public Affairs, New York, 2019), dont on trouve un probable résumé dans Le Monde diplomatique de janvier dernier.

Mais pas plus que sur la terre ferme (sur laquelle se nichent d’ailleurs les immenses silos de données), le monde marchand ne règne sans partage, même s’il tend à monétiser toujours plus avant des aspects de la vie humaine qui ne l’était pas.

L’utopie n’a pas servi à se réaliser hégémoniquement mais à conquérir des espaces communs dont certains tels Wikipédia, et le principe même du web, paraissent imprenables.

Formons le voeux que le partage non marchand, les biens communs de la connaissance, mais aussi des services publics, s’arriment toujours plus obstinément dans un Internet qui doit absolument, et c’est un objectif politique transnational, conserver sa neutralité dans l’allocation des voies de transfert de données.

Ceci tient tant qu’il y a assez d’humain pour le faire vivre par l’action de chacun, les processus collectifs et les institutions politiques.

Quelques liens pour célébrer ces trente ans par l’évocation de ce qi s’est alors passé au CERN :

et surtout l’entretien avec Tim Berners Lee dans Le Monde : « Il n’est pas trop tard pour changer le Web »

 

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Deux mille dix-neuf

Posted by Dominique Lahary sur 6 janvier 2019

En arrière plan l’armature métallique de la gare Saint-Lazare.

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Les bibliothèques dans la recomposition territoriale, 3 : Du bon usage des fusions intercommunales

Posted by Dominique Lahary sur 29 août 2018

La France intercommunale est en train de digérer les fusions que les lois NOTRe du 7 août 2015 lui a imposées depuis de 1er janvier 2017. Dans l’unité urbaine de Paris, la loi MATPAM du 27 janvier 2014 avait même fixé le délai un an plus tôt. « Repérimétrages » serait un terme plus exact car si le cas le plus courant a été la fusion entre intercommunalités, il en est qui ont été démantelées. Il y a même de rares cas de périmètres qui ont légèrement rétréci.

Un exemple parmi d’autres : dans l’Eure on est passé au 1er janvier 2017 de 33 à 14 EPCI

Un choc plus ou moins brutal

Précédée de deux ans d’élaboration des schémas départementaux de coopération intercommunale (SDCI) sous la houlette des préfets, chargés d’établir le projet initial, cette nouvelle carte a pu être partiellement amendées par les propositions des élus locaux pour autant qu’ils trouvaient un accord entre eux.

Mais la pression a été forte de la part des Préfets, avec un zèle inégal selon les départements, pour pousser à des regroupements allant bien au-delà du seuil démographique de 15 000 habitants (hors zones peu denses et de montagne) ou de 200 000 dans l’unité urbaine de Paris.

C’est un nouveau changement d’échelle auquel il a été procédé, venant selon les cas après un, deux voire trois repérimétrages précédents (déjà la loi n° 2010-1563 du 16 décembre 2010 portant réforme des collectivités territoriales avait prescrit l’achèvement de la carte intercommunale et une réduction du nombre d’EPCI).

Il existe certes des cas où le choc est peu ressenti, en tout cas du centre. C’est en particulier le cas des communautés d’agglomérations ou des métropoles qui ont gagné au pourtour un certain nombre de communes dans leur pourtour. L’impression n’est évidemment pas la même depuis ces dernières : se retrouver à la frange d’une grosse collectivité ne va pas de soi.

Mais bien souvent se sont retrouvées dans la même marmite des communautés qui vivaient leur vie indépendamment l’une de l’autre ou en tout cas différemment et dont les communes membres sont désormais contraintes d’agir ensemble. A cela s’ajoute l’effet de taille, en termes de poids démographique ou de distances, ces dernières pouvant être importantes en zone rurale.

Dans un premier temps, il est logique que les élus et cadres dirigeants soient accaparés par la mise en place de la nouvelle structure, d’autant que celle-ci occasionne une redistribution des pouvoirs et souvent la concentration de ceux-ci. C’est une période qui n’est pas la plus propice à l’élaboration de projets.

Dans un tel contexte, que devient la coopération intercommunale en matière de bibliothèque ? J’ai, durant les deux années préparatoires au repérimétrage, projeté dans un certain nombre de journées d’étude et de formation un Guide de survie auquel je donne accès ici. Il s’agissait alors de ne pas casser ce qui préexistait même si ce n’était que dans une partie du nouveau territoire et de prendre le temps de construire de nouveaux équilibres.

Il y a eu un peu de casse ici et là durant cette période. Des élus ont cru bon de renvoyer aux communes des bibliothèques intercommunales, voire de briser des réseaux qui fonctionnaient. Mais nous voilà bientôt à la phase suivante. Que faire désormais ?

Le cadre intercommunal demeure extrêmement souple

Les modifications de périmètres intercommunaux n’ont en rien changé le cadre dans lequel peut s’exercer une coopération intercommunale et matière de bibliothèque. Les résultats de l’enquête lancée par l’ABF en montre la diversité (voir la restitution écrite et l’infographie).

La compétence relative à la création et à la question d’équipements culturels peut concerner, si le conseil communautaire en décide, tout ou partie des bibliothèques du territoire. La mise en réseau informatique des bibliothèques, qu’il est raisonnable d’associer à leur transfert à l’EPCI, ne lui est pas indissolublement liée : on connaît bien des réseaux de bibliothèques municipales ou de réseaux mixtes associations des établissements intercommunaux et communaux.

Quant aux autres domaines de coopération comme l’action culturelle au sein ou à partir des bibliothèques, elles peuvent librement s’organiser sans qu’il soit obligatoire de le mentionner dans les statuts de l’EPCI.

En définitive, la sagesse comme le sens de l’intérêt public commandent de considérer quels services aux populations les représentants des communes membres conviennent de garantir voire d’étendre ensemble ; puis quels moyens matériels et humains ils se donnent pour les gérer de la façon la plus vertueuse possible. Pour ce faire, l’intercommunalité fournit un cadre d’exercice de la liberté de choix des acteurs et non un carcan imposant tel ou tel modèle.

L’idée selon laquelle l’égalité de traitement imposerait d’uniformiser immédiatement les solutions dans tout le périmètre intercommunal, fût-ce au prix de la destruction des acquis préexistant au repérimétrage, se heurte à d’innombrables démentis à travers pays. Ceux qui la professent, même s’ils appartiennent à un service préfectoral, devraient comprendre que ce type analyse n’a pour conséquence que de briser des dynamiques qui au bout du compte sont susceptible d’installer cette égalité de traitement sur des bases solides en lui donnant un autre contenu que le néant.

Quelques cas types

Simplifions pour comprendre en distinguant quelques cas de figure radicalement différents que j’énumère sans prétendre bien sûr à aucune exhaustivité.

Pour simplifier j’ai privilégié dans les deux premiers cas une configuration avec un centre alors que la configuration polycentrique n’est pas rare ; elle présente d’ailleurs à la fois des avantages et des inconvénients.

Je n’ai envisagé que le cas des fusions d’EPCI alors qu’il y a eu aussi des cas de dissolution d’EPCI dont les communes se sont retrouvées dans des unités différentes, perdant ainsi toutes leurs compétences,

Centre fort : que devient la périphérie ?

Soit une agglomération (de la grande métropole régionale au bourg le raisonnement est le même) où la coopération est déjà bien développée. La totalité ou une grande partie des bibliothèques sont en réseau informatique, qu’il y ait eu ou non des transferts d’équipement à l’EPCI. La population bénéficie d’une carte unique, peut emprunter et rendre n’importe où, faire venir de tout le réseau dans le lieu de leur choix. Le tout mis en œuvre par des équipes constituées intégralement de salariés. Et voilà que dans le nouveau périmètre intercommunal surgissent des communes rurales qui avaient déjà  organisé entre elles – ou non – une coopération entre leurs bibliothèques entièrement ou majoritairement gérées par des bénévoles.

Ou bien, vu de l’autre côté : Soient des communes rurales qui avaient déjà organisé entre elles – ou non – une coopération entre leurs bibliothèques entièrement ou majoritairement gérées par des bénévoles.. Et voilà que dans le nouveau périmètre intercommunal surgit une agglomération où la coopération est déjà bien développée, etc.

Le centre se demande que faire de ces nouveaux arrivants. La périphérie balance entre deux appréhensions : « ils vont vouloir nous régenter », « ils vont nous abandonner ». C’est que nous avons là deux mondes qui ne se parlaient pas, qui s’ignoraient mutuellement, le centre ne se référant professionnellement qu’à lui-même, la périphérie s’abreuvant en documents et méthodes auprès de la bibliothèque départementale.

Face à un tel choc de cultures, le temps est le meilleur des alliés et l’apprivoisement réciproque, qu’on sait progressif depuis Saint-Exupéry, une méthode indispensable. Ce qui nécessite de se visiter et de se parler, entre élus, entre cadres dirigeants, entre salariés et bénévoles des bibliothèques, en respectant une égalité de statut entre les interlocuteurs.

On se gardera d’un côté d’impressionner la brousse avec un diaporama bétonné, de l’autre de surjouer la spécificité rurale sans fournir des signes permettant de reconnaître ce qui est commun dans les buts poursuivis, au service des populations.

Centre faible et périphérie avancée

Soit une agglomération où la coopération intercommunale en matière de bibliothèques est au point mort. La ville centre fonctionne sur elle-même, les communes alentours font de même. Mais plus loin des coopérations se sont construites entre communes rurales.

L’arrivée dans le même périmètre intercommunal de cette agglomération sans passé de coopération inquiète voire accable ces acteurs coalisés de la lecture publique rurale : pourvu qu’on ne plombe pas notre dynamisme.

Ou vu de l’autre côté : l’arrivée dans le même le périmètre intercommunal de commune rurales ayant développé leur réseau inquiète les acteurs divisés je la lecture publique urbaine et péri-urbaine : « pourvu qu’on ne bouscule pas nos habitudes » ; ou bien encore : « comment pourrions-nous donc nous raccrocher à cette dynamique alors que notre contexte est si différent ? »

Voilà une situation qui réclame de la part du centre urbain une humilité propre à reconnaître la dynamique existante au pourtour. Et de la part de ce dernier une confiance dans sa propre dynamique de nature à ne rien freiner tour en se tenant prêt à participer à une entreprise plus vaste.

Historiques différents apparemment peu compatibles

Soient des territoires ayant chacun entrepris des démarches différentes. Ici on a transféré toutes les bibliothèques à l’EPCI. Là on a mis toutes les bibliothèques en réseau, ou bien encore une partie, sans les transférer à l’EPCI, ou bien seulement une seule, ou quelques-unes. Là-bas on a simplement entrepris une coordination de quelques actions culturelles. Ailleurs encore rien n’a encore été réalisé ni même imaginé en matière de coopération intercommunale.

Tantôt la démarche si elle existe a déjà plus de 10 ans et est bien installée. Tantôt elle est récente,  entamée seulement au cours du mandat actuel et est encore fragile.

Dans un tel contexte, il est vain de vouloir tout rassembler d’un seul coup. La poursuite de chaque dynamique propre ne doit pas empêcher que se construisent dans le temps des coopérations à la nouvelle échelle intercommunale.

Périmètre sans acquis coopératif

Soit enfin un nouveau périmètre intercommunal où rien, absolument rien n’a jusqu’ici été entrepris n’ai même tenté en matière de lecture publique intercommunale. Cela existe.

Ce terrain vierge est d’une certaine façon une facilité, même s’il révèle une absence de dynamique coopérative et des habitudes locales bien ancrées. Pourvu que du côté des élus, des cadres dirigeants ou des personnels de bibliothèque se fasse jour une vision de la consolidation et de l’extension des services aux populations par la coopération, tout est ouvert. Passées les affres de la mise en place de la nouvelle structure intercommunale, la voie est libre pour une démarche globale inaugurée par un état des lieux puis l’élaboration de scénarios précédent les décisions au besoin échelonnées.

Freins et leviers

L’évocation de ces quelques configurations met en évidence des freins récurrents, notamment :

  • l’incompréhension entre contextes différents (rural/urbain, centre/périphérie, modes différents de coopération intercommunale) ;
  • le complexe d’infériorité du « petit » face au « gros » et de supériorité du « gros » face au « petit » ;
  • la difficulté à se mettre d’accord sur des conditions financières de partage ou de péréquation financière ou sur un tarif d’inscription.

Ces freins se rencontrent tantôt chez les élus, tantôt chez les cadres dirigeants territoriaux, tantôt chez les personnels salariés et bénévoles des bibliothèques, au pire chez les trois à la fois.

Il faut d’abord se dire que ces réactions sont courantes, normales, explicables pour ne pas dire inévitables. Il n’y a donc a priori rien d’inquiétant à ce qu’elles se produisent. Elles sont comme un passage obligé.

Il est possible de les dépasser s’il y a suffisamment d’acteurs, aux trois niveaux que je viens de citer, s’efforçant de ne pas commettre des erreurs de nature à les alimenter voire les aggraver. Et surtout prêts à les dépasser pour prendre la hauteur nécessaire en proposant une démarche et des projets.

Identifier les seuils

Comment poursuivre, comment aller plus loin, quels pas est-il raisonnable de franchir ? J’emprunte les considérations suivantes à Laurence Favreau que je remercie ici.

Il s’agirait d’apprécier quel est le bon moment pour engager une nouvelle étape dans les modes de gestion des bibliothèques ou l’organisation des services au public avec les meilleures chances de succès.

Ce peuvent être des considérations géographiques, l’attente d’une masse critique qui justifie par exemple qu’on puisse mettre en place une navette, ou augmenter sa fréquence et son gabarit.

Mais on peut aussi commencer par ce qui est immédiatement visible et peu coûteux, comme la mise en place d’une carte unique ou commune, dès l’instant que l’outil informatique est partagé.

En partant des services rendus on peut identifier des chemins de mise en place moins ardus que d’autres et des moments plus favorables de déclenchement de tel ou tel projet. Il vaut mieux éviter de s’épuiser à mettre un service en place si les conditions ne sont pas suffisamment réunies. On peut aussi « s’en garder sous le pied », préparer le terrain pour lancer le processus au bon moment.

Extrait d’un message transmis à la commission Bibliothèques en réseau de l’ABF.

Identifier des échelles maîtrisables

Les fusions ont souvent projeté les acteurs locaux dans une nouvelle échelle dans laquelle ils ont des difficultés à trouver leurs marques.

Deux réalités différentes, qui ne se cumulent pas partout, posent la question de l’échelle :  le nombre d’habitants (on devrait plutôt dire : de personnes évoluant dans le bassin de vie) et l’étendue géographique rapportée aux possibilités et pratiques réelles de transport.

La première soulève la question de la taille de l’organisation. Elle n’est pas forcément insurmontable mais la gestion directe d’un grand nombre de lieux et d’agents par une même administration pose des questions de gouvernance qu’il faut bien identifier. On les retrouve d’ailleurs dans un contexte purement municipal dans les plus grandes villes.

La seconde pose de réelles questions pratiques. Il n’est désormais pas rare que dans des EPCI à dominante rurale il faille compter jusqu’à 1h30 pour parcourir le territoire d’un bout à l’autre.

L’État central dispose d’une vieille méthode pour résoudre ce type de questions : la déconcentration. Elle gagne le milieu intercommunal et rien n’empêche de l’utiliser à bon escient, soit en se coulant dans un schéma général de déconcentration de l’EPCI, soit en procédant à une démarche propre aux bibliothèques ou à la culture en général.

Dans un domaine classique des réseaux de bibliothèque, celui de l’informatique, cela peut aller jusqu’à admettre la coexistence de plusieurs logiciels ou du moins de plusieurs bases de données, des solutions existant pour les interfacer. Il en va de même pour la logistique de transport des documents : plutôt que de tout faire tourner partout, il peut être pertinent de procéder par sous-zones de desserte, éventuellement interconnectées quand il le faut.

Finalement

Décidément, il n’y a pas de modèle pour la lecture publique intercommunale. L’enquête menée par l’ABF fin 2017 le rappelle, s’il en était besoin (je redonne ici le liens vers la restitution écrite et l’infographie qui en a été tirée).

Cela donne une grande liberté aux acteurs, dans la limite naturellement des moyens financiers.

Pragmatisme et progressivité, voilà pour la méthode. Étendre les services à la population en améliorant leur gestion, voilà pour les objectifs.

Les repérimétrages intercommunaux, en obligeant à remettre une pièce dans la machine, ont pu jeter le trouble dans des processus en cours et bousculer des acquis. Ils ne changent rien au contexte général ni à l’éventail des possibilités. S’ils multiplient l’hétérogène, ils ne l’ont pas créé : il existait déjà des situations composites.

Les obstacles peuvent être vaincus si tous les acteurs se convainquent que la coopération intercommunale est une chance pour la lecture publique : c’est un moyen de la pérenniser sur la base d’une gestion plus vertueuse. Le jeu en vaut bien la chandelle.

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Billets précédents de la même série
(tous affichables avec cette requête)

La saison 3 : Les bibliothèques dans la recomposition territoriale (2018-…)

La saison 2 : Bibliothèques en territoires (2013-2015)

La saison 1 : Les bibliothèques et le millefeuille territorial (2008-2010)

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Une analyse

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Halte au feu ! Retour sur une polémique indigne

Posted by Dominique Lahary sur 17 août 2018

Avoir un ennemi est important pour se définir une identité, mais aussi pour se confronter à un obstacle, mesurer son système de valeur et montrer sa bravoure. Par conséquent, au cas où il n’y aurait pas d’ennemi, il faut le construire.
Umberto Eco, Construire l’ennemi, Grasset, 2011

Additif du 16 octobre 2018.

Un blogueur estime que dans le présent billet je me complais à entretenir le flou sur le sens réel des textes de droit. Or j’entendais ici évoquer des pratiques polémiques et non aborder des points de droit.

Pour le reste j’ai fourni moi-même les liens vers les sources montrant qu’il ne saurait y avoir de délit de consultation habituelle et il ne me viendrait pas à l’idée de le contester.

Cet été est chaud, jusqu’à l’inattendu.

Dans la nuit du mardi au mercredi 27 juin 2018, la médiathèque John Lennon de La Courneuve brûlait sous les flammes causées par une voiture bélier lancée contre ses murs.

C’était la médiathèque de la cité des 4000. Il y en aura pour des mois pour la remettre en état et rouvrir un lieu si utile à la population de cette cité des 4000 où elle est implantée. La ville et l’agglomération Plaine commune ont organisé le 28 juin un rassemblement citoyen.

Cet article du Monde évoque la colère et l’incompréhension d’habitants, premières victimes de cet acte, et d’élus locaux.

Puis, dans la nuit du 4 au 5 juillet, c’est la bibliothèque associative du quarter Malakoff à Nantes qui a été incendiée dans le cadre des violences qui ont suivi le décès, évidemment plus dramatique, d’un jeune.

Bien sûr, il y eu des réactions de bibliothécaires, pour exprimer la solidarité avec l’équipe de ces bibliothèques, ce qui est bien le moins, et parfois, il est vrai, pour exprimer comme une plainte, alors qu’il est aussi permis d’essayer de comprendre comment ces actes très minoritaires peuvent se produire. On peut lire ou relire à cette occasion l’utile Pourquoi brûle-t-on les bibliothèques de Denis Merklen paru en 2013 aux Presses de l’Enssib. Et prendre des nouvelles de la médiathèque John Lennon de La Courneuve ou de la bibliothèque du quartier Malakoff de Nantes.

Mais voilà que le 9 juillet un retweet suivi d’un tweet évoquait cet épisode de façon singulière :

Je passe sur le 1er (figurant en bas) qui reproduit un extrait de ce billet portant sur le traitement médiatique des événements de Nantes. Ce qui m’intéresse ici (façon de parler) est le second, en haut.

D’où vient donc cette hypothèse et de quoi donc parle cet analyste dont on est en droit de penser qu’il s’est livré à une enquête de terrain ?

D’autres tweets ou statuts de Facebook avaient fleuri depuis le 31 mai, venant de quelques personnes qu’il faut apparemment féliciter : nous assisterions au combat valeureux de blancs chevaliers défenseurs des libertés numériques contre d’abominables auxiliaires de la police. Par exemple:

Mais qui sont donc ces bibliothécaires félons contre lesquels la foule des followers est invitée de s’indigner, ce que certains font derechef ?

Quand l’un d’eux demande de quoi il s’agit on le renvoie vers un texte intitulé Voulons-nous des bibliothèques sous surveillance en France ? dont la première publication a été faite dans le forum Agorabib mis en place et géré par l’Association des bibliothécaires de France (ABF).

Fort bien, mais il s’agit ici d’un commentaire, d’une interprétation.

Où est le texte source ?

Le voici : http://www.abf.asso.fr/fichiers/file/ABF/prises_position/bib92-93p150-153.pdf

Tâchons d’y débusquer cet appel à la surveillance des usagers que dénonce courageusement notre escadrille.

Mais d’abord, le contexte éditorial. Il s’agit de deux articles parus dans les derniers jours du mois de mai 2018 dans le n° 92-93 de la revue Bibliothèque(s) de l’ABF. Ils prennent place dans une rubrique intitulée Le débat, qui n’existait pas auparavant mais dont l’introduction ne fait pas l’objet d’un texte de présentation. Je l’ai découvert pour ma part à la parution, ou plutôt, puisque j’étais encore pour quelques jours en voyage loin de ma boîte aux lettres, par les réactions sur les réseaux sociaux et sur le web qui ont pu me parvenir par messagerie.

Deux articles donc, différents, c’est semble-t-il le principe d’une telle rubrique, mais portant tous deux d’une part sur la question des recherches sur internet en bibliothèque mais aussi, de façon inextricablement liée, sur le sens de l’engagement que peuvent revendiquer des bibliothécaires.

Le premier, intitulé Devenir bibliothécaire, devenir militante, expose le refus de la surveillance des connexions et promeut une vision militante du métier de bibliothécaire.

C’est du second, intitulé Militant de la liberté ou sentinelle du pacte républicain ?, qu’il sera question ici.

Car il a dès parution fait immédiatement l’objet de ce texte à charge, Voulons-nous des bibliothèques sous surveillance en France ? dans le forum Agorabib, suivi de 7 pages de commentaires apparus entre le 30 mai et le 15 juin et d’un certain nombre d’allusions directes ou indirectes sur les réseaux sociaux et quelques blogs.

Ce texte, signé par cinq personnes se présentant comme membres de l’ABF, constitue sur la base d’une interprétation du texte original une condamnation vigoureuse particulièrement personnalisée, puisque le nom de l’auteur y est mentionné à pas moins de douze reprises. Nous appellerons ici cet auteur « Chrysostome ».

Où sont donc les appels à surveiller les usagers dans son texte ?

C’est très simple : on ne les trouve pas. Jamais, à aucun moment, il n’exprime l’idée que les personnels des bibliothèques doivent prendre l’initiative de surveiller les connexions des personnes se trouvant dans les locaux d’une bibliothèque.

Il suffit de lire son article pour s’en rendre compte.

Ce qu’il évoque ce sont des faits (« la possibilité d’une utilisation dévoyée des espaces publics que peuvent être les bibliothèques… ») qui l’amène à poser des questions « … qui nous ramènerai[en]t alors à un questionnement sur notre position – et notre devoir- de fonctionnaire ».

Quand il mentionne « les éventuelles informations que des bibliothécaires seraient susceptibles de communiquer dans le cadre d’un soupçon de radicalisation de certains usagers compte tenu, par exemple, de sites consultés dans les bibliothèques »,  il parle de faits qui viennent à la connaissance de membres du personnel, non d’un dispositif organisé de surveillance émanant d’un ordre hiérarchique interne. Même chose quand il évoque « toute la difficulté et le malaise des professionnels que nous sommes face à des informations dont nous pourrions disposer et dont nous ne savons que faire ». Disposer n’est pas aller chercher.

Ce qu’il exprime, c’est un éventuel conflit de valeurs, question bien connue et que des codes d’éthique mentionnent, par exemple celui de l’European Council of information association (ECIA, 1999)  : « on rencontrera des moment ou des circonstances où mêmes des principes éthiques bien fondés entrent en conflit ». Il ouvre ici la discussion sans trancher. Ce conflit ne porte pas sur d’éventuelles procédures délibérées de surveillances (nulle part mentionnées par Chrysostome) mais sur le fait de communiquer ou non des faits parvenus à la connaissance du personnel sans qu’il ait eu à les rechercher.

Ce faisant, Chrysostome procède à un déplacement de point de vue, à une parallaxe, démarche qui, sur les plans scientifique, politique, éthique, professionnel, est si essentielle qu’elle est au fondement même des démarches intellectuelles qui tiennent compte de la complexité du réel et pratiquent le croisement des points de vue. Un tel cheminement peut d’ailleurs, rien ne s’y oppose, aboutir à revenir à un point de départ tel que celui exprimé dans le texte Devenir bibliothécaire, devenir militante. Mais il serait alors renforcé, approfondi par le lessivage de la contradiction.

En tout état de cause, le texte de Chrysostome ne conclut pas, se terminant sur l’expression de doutes, sur des questions non résolues. Ce qui est une invitation à poursuivre la discussion. En ce sens, l’économie de ce texte est bien différente de celle du premier qui exprime une position ferme et définitive, ce que je ne critique pas tant qu’il apporte des éléments solides à la réflexion, ce qui est le cas. Il faut en quelque sorte de tout cela pour que se développe un débat fécond. Mais je me souviendrai toute ma vie de ces mots prononcés un jour à la radio par la regrettée France Quéré, alors membre du comité consultatif national d’éthique, à propos d’un sujet très difficile qui avait fait l’objet d’un long débat entre les membres de cette instance : « Il y a pu y avoir accord entre nous parce qu’il y avait désaccord en chacun ».

Comment donc nos analystes s’y sont-ils pris pour faire dire à Chrysostome ce qu’il n’a pas dit et que rien n’indique qu’il pense ? L’un d’eux s’en est vanté sur Facebook : « on a déconstruit le texte de [Chrysostome] ». Voyons cela de plus près.

Quand Chrysostome écrit « devons-nous pour autant ne pas interroger le monde dans lequel nous vivons et imaginer, par exemple, la possibilité d’une utilisation dévoyée des espaces publics que peuvent être les bibliothèques qui nous ramènerait alors à un questionnement sur notre position – et notre devoir- de fonctionnaire (voire même de citoyen) ? », les analystes évoquent la consultation habituelle de sites faisant l’apologie du terrorisme ou incitant à la haine introduit loi n°2016-731 du 3 juin 2016 à l’article 421-2-5-2 du code pénal (c’est moi qui précise), et sa censure par le conseil constitutionnel intervenue le 10 février 2017 (c’est toujours moi donne le lien en ajoutant ceux qui confirment que ce même délit a été réintroduit par la loi n°2017-258 du 28 février 2017 puis censuré à nouveau par le Conseil constitutionnel le 15 décembre 2017).

Fort bien, mais comment nos analystes en viennent-ils à écrire : « quel est le but poursuivi par [Chrysostome] en remettant ainsi frontalement en cause une décision du Conseil constitutionnel ? », ce qui revient sous une forme rhétoriquement interrogative à reformuler lourdement son article ? Précisément, par le glissement subreptice de l’interrogatif à l’affirmatif.

Quand Chrysostome écrit « La radicalisation violente n’est pas un délit. Et c’est là que réside toute la difficulté et le malaise des professionnels que nous sommes face à des informations dont nous pourrions disposer et dont nous ne savons que faire. Les militants de la liberté vous diront de regarder ailleurs, de ne surtout rien communiquer. A personne » nos analystes questionnent : « Lorsqu'[il] déplore que les bibliothécaires doivent « regarder ailleurs », appelle-t-[il] à demi-mots nos collègues à exercer une surveillance sur les sites consultés par les usagers, alors même que la loi ne leur impose nullement une telle obligation ? Si c’était le cas, [il] inciterait, non pas à respecter les devoirs des fonctionnaires, mais à les violer gravement, car le premier d’entre eux est le principe de légalité auxquels les agents administratifs sont strictement tenus. »

« A demi-mots »« Si c’était le cas »… Tout est là ! Si donc nos analystes ont un doute sur ce qu’a voulu dire Chrysostome, qu’ils lui demandent donc de préciser sa pensée. Mais ayant sorti l’artillerie lourde (« ce n’est pas uniquement la loi [que Chrysostome] a mise à mal dans sa tribune, mais directement la Constitution et la Déclaration des Droits de l’Homme ! ») ils ne risquent pas d’engager le dialogue. Ils ne le recherchent d’ailleurs pas. Ils extrapolent. Ils font dans la lecture « entre les lignes » et s’en vantent : « Ce n’est pas notre problème si vous avez des œillères ou si vous refusez de lire entre les lignes » écrit l’un d’eux dans les commentaires qui ont suivi sur Agorabib la publication du texte Voulons-nous des bibliothèques sous surveillance en France ?.

Nous en arrivons maintenant au cœur nucléaire du texte des analystes. Ceux-ci reproduisent le passage tronqué suivant de Chrysostome :

« Peut-être est-il temps d’ailleurs d’évoquer ce qui a généré ce débat au sein de notre association, à savoir les éventuelles informations que des bibliothécaires seraient susceptibles de communiquer dans le cadre d’un soupçon de radicalisation de certains usagers compte tenu, par exemple des sites consultés dans les bibliothèques […] La radicalisation violente n’est pas un délit. Et c’est là que réside toute la difficulté et le malaise des professionnels que nous sommes face à des informations dont nous pourrions disposer et dont nous ne savons que faire. Les militants de la liberté vous diront de regarder ailleurs de ne surtout rien communiquer. A personne. »

Et ils enchaînent : « C’est ce passage en particulier qui est extrêmement choquant et que nous voulons dénoncer. Nous pourrions le faire en soulignant l’incompatibilité de tels propos avec la Charte de l’UNESCO sur les bibliothèques ou encore avec la Déclaration de l’IFLA sur la vie privée dans le monde des bibliothèques. […] A vrai dire, il n’est même pas nécessaire d’en passer par là, car il suffit de s’en tenir au droit positif pour montrer à quel point les propos [de Chrysostome] sont inacceptables et n’ont absolument rien à voir avec une « position équilibrée » qu'[il] souhaiterait voir l’ABF adopter. »

Pourtant dans cette déclaration adoptée par le conseil d’administration de l’IFLA le 14 août 2015 figure la phrase suivante : « Même si l’accès des gouvernements aux données des utilisateurs et la surveillance des données ne peuvent être entièrement évités, les bibliothèques et les services d’information doivent s’assurer que l’intrusion des gouvernements en fait d’informations relatives aux usagers ou à leur communication est fondée sur des principes légitimes pour de telles pratiques, nécessaires et en rapport avec des fins légitimes (telles que par exemple décrites dans les Principes internationaux sur l’application des droits de l’homme à la surveillance des communications ».

Chrysostome s’exprime avec beaucoup de prudence, emploie le conditionnel, pose des questions sans y répondre. Le voilà cloué au pilori.

Pour la bonne bouche, observons ce bouquet final sous la plume de nos analystes :

« Malgré les deux censures du Conseil, il reste encore en France quelques rares responsables politiques, comme Eric Ciotti, qui demandent une modification de la Constitution pour réinstaurer le délit de consultation habituelle. Cette précision aidera à mieux situer le type de terreau idéologique susceptible d’inspirer les nostalgiques de ce délit… Doit-on comprendre [que Chrysostome] appelle l’ABF à adopter une telle « position équilibrée » en soutenant ces projets hautement marqués de révision de la Constitution ? Car c’est aujourd’hui la seule façon dans notre système juridique de revenir sur les deux décisions du Conseil… Ne nous y trompons donc pas : ce [que Chrysostome] présente comme des questions de déontologie professionnelle constituent en réalité des positionnements politiques qui s’avancent masqués. »

On voit le procédé. On cite nommément un homme politique qui milite pour la réintroduction de délit de consultation habituelle. On pose la question : « doit-on comprendre » que Chrysostome est sur cette même position ? On y répond soi-même (c’est tellement commode). Et on en déduit un positionnement politique « masqué » de Chrysostome. Cela rappelle ces perquisitions où l’on découvre des doses de came qu’on a préalablement caché.

dessin représentant le Conseil constitutionnel et la déclaration des droits de l'homme en gants de boxeMa conclusion est que tous les signataires du texte Voulons-nous des bibliothèques sous surveillance en France ? posté sur Agorabib, et certains d’entre eux par des messages répétés sur les réseaux sociaux, se fondent sur une interprétation tendancieuse de l’article de Chrysostome pour se livrer à une campagne de dénigrement individuel. Plusieurs ont nié l’attaque personnelle, l’un d’eux arguant du fait qu’il ne connaissait pas particulièrement Chrysostome. La belle affaire. On ne pointe pas ici le fait que serait réglé je ne sais quel règlement de compte personnel mais bien qu’une personne réelle et nommément désignée soit utilisée comme moyen rhétorique pour se fabriquer un ennemi : cette soit-disant « partie substantielle des bibliothécaires » censés être peu attachés aux droits de l’homme. Tiens, prends ça, tu paye pour les autres. Quels autres ? A vrai dire, on n’en sait rien.

Je conçois tout à fait que l’article de Chrysostome ne plaise pas et même choque. Il était dans la logique du débat imaginé par l’éditeur que des contradicteurs y répondent. L’intéressé aurait pu s’expliquer, approfondir et préciser sa réflexion, apporter des éléments nouveaux, comme tout un chacun aurait pu le faire. Et nous aurions eu un vrai débat qu’il n’est pas trop tard pour mener. Une partie des commentaires lisibles sur Agorabib participe d’ailleurs d’une telle discussion possible.

Mais nos analystes ont évidemment tué le débat en le lançant par une procédure accusatoire, en prononçant un anathème propre à décourager quiconque aurait l’outrecuidance d’émettre un doute, de poser une question, de prendre l’affaire par un autre bout. Ce qui n’a pas échappé à certains commentateurs d’Agorabib à qui je rends hommage.

J’aimerais à ce stade préciser deux points d’importance :

  1. J’ai entendu parler, pour qualifier les protestations contre la méthode de nos analystes, de corporatisme ou de solidarité de classe. Je me fiche bien ici que Chrysostome se trouve être directeur, ou même bibliothécaire. Un tel procédé aurait été utilisé dans une revue de personnel de santé, d’enseignants ou de buralistes qu’en ayant connaissance j’aurais éprouvé la même indignation. Non, cet hallali c’est une atteinte à une personne humaine, tout simplement. Mais peut-être nos analystes ne voient-ils que des étiquettes ou des statuts, eux qui brandissent la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
  2. Je n’entends nullement faire à quiconque un procès d’intention et n’utilise absolument pas l’argument de la mauvaise foi. Il faudrait être grand clerc pour sonder nos esprits, les dispositifs de surveillance ne vont pas encore jusque-là ;-). Je ne me situe pas du point de vue d’une morale de l’intention. Ce qui importe à mon sens ce sont les actes et leurs conséquences, c’est la responsabilité de chacun. La conséquence de cette affaire c’est que nos analystes ont pourri un débat et la vie de quelqu’un.

Sans cet assaut furieux, trois discussions auraient pu se déployer et j’espère bien que c’est partie remise.

La première est évidemment celui des consultations sur Internet en bibliothèque. Je ne conteste pas une seconde le principe de la protection de la vie privée et de la réduction du stockage des données aux logs de connexion, mais ces principes étant posés, il n’est pas inutile de débattre de situations réelles d’une part, et de consolider la documentation juridique et technique d’autre part.
Je reconnais volontiers l’apport de la journée d’étude ABF de janvier 2018 dont les enregistrements sont disponibles ici (ne sont fort malheureusement accessibles que les interventions générales du matin, non celles de l’après-midi en rapport direct avec les bibliothèques).

Sans prétendre ici à l’exhaustivité, j’imagine qu’un débat documenté pourrait porter notamment sur les éléments suivants :
– le droit sur la consultation en lieu public et les obligations des collectivités responsables ou au contraire ce qui ne relève pas de leur responsabilité ;
– les ordres, injonctions ou démarches pouvant venir de l’autorité hiérarchique ou politique, des forces de l’ordre, du monde judiciaire et la façon d’y répondre ou non ;
– l’exposé et la discussion (avec l’anonymisation nécessaire) de cas pratiques effectivement rencontrés.

Je ne vois pas bien qui aurait peur d’un tel débat que je ne dois pas être le seul à appeler de mes vœux.

La seconde discussion, qui pourrait concerner l’apport des bibliothèques sur les questions de citoyenneté et leur rôle dans la promotion des valeurs républicaines, devrait être au centre de la journée d’étude organisée à Strasbourg le 12 novembre 2018 conjointement par les médiathèques de Strasbourg et la BPI avec le concours de l’ABF sous le titre Bibliothèques et valeurs de la République, comment accompagner la citoyenneté ?

Et la troisième qui est à mon sens tout à fait passionnante et découle des deux textes parus dans Bibliothèque(s), concerne la question du positionnement des bibliothécaires comme militants et/ou fonctionnaires. Voilà qui mériterait des échanges animés qui ne peuvent qu’être productifs que s’il y a écoute réciproque.

Je reconnais volontiers que le texte de Chrysostome commence par des considérations polémiques (mais non personnalisées) quand il déplore qu’une « posture dogmatique pose immédiatement le débat en des termes binaires : vous êtes pour ou contre, vous avez raison ou tort […] vous êtes avec moi ou contre moi ».

Je conçois tout-à-fait que cette entrée en matière ait pu heurter des personnes se sentant visées. Mais il est étrange que celles-ci se soient ingéniées à correspondre parfaitement au portrait qui en était fait alors que la meilleure critique de ce passage aurait pu être justement d’en démontrer, par son comportement, la fausseté. Voilà une occasion ratée :  j’aurais pour ma part été ravi d’un tel démenti dans les faits.

Un dernier mot sur la démarche qui sous-tend le texte de nos 5 analystes et en particulier sur sa fin :

« Au-delà de ce qu’il faut bien appeler un dérapage individuel, il importe également de pointer les responsabilités collectives que la publication de tels propos implique. Comment un tel texte peut-il être publié dans la revue de l’ABF, comme s’il s’agissait de n’importe quelle « opinion », sans que le comité éditorial ne prenne au moins la précaution de marquer une distance vis-à-vis de [lui] ? »

Faut-il entendre que la revue de l’ABF ne doit comporter que des textes dûment validés et ne défendant qu’un point de vue ? Ils ne vont pas jusque là puisqu’ils dénient aux propos qu’ils ont dûment réécris la qualification d’opinion de même qu’en France on dit que le racisme n’est pas une opinion mais un délit. Je serais pour ma part bien ennuyé que ne paraissent que des points de vue officiels ou qu’une censure nous prive de ce qui est discordant. Le principe même de la rubrique impliquait d’accepter la contradiction, ce qu’a opportunément rappelé le comité éditorial dans sa déclaration du 1er juin Bibliothèque(s) un lieu de liberté et de respect mutuel.

Il est au demeurant absurde d’exiger de l’éditeur d’une revue qu’il condamne un article qu’il a lui-même sollicité et publié, et c’est une singulière démarche que d’accepter de contribuer à une rubrique par définition contradictoire puis de pétitionner contre l’autre contribution.

Il me faut terminer ce billet par quelques mises au point.

  1. Je l’ai rédigé de ma propre initiative. Aucun organisme, aucune personne, aucun groupe de personnes n’est à son origine. Je m’exprime en mon nom seul. Je salue celles et ceux qui se sont déjà exprimés dans le même sens sur les réseaux sociaux ou dans Agorabib.
  2. En particulier, je ne me préoccupe pas ici de « la position de l’ABF ». L’association est diverse, travaillée de sensibilités et de positions différentes, c’est à la fois normal et sain. Et à chaque moment ses instances élues, nationales et régionales, peuvent prendre en responsabilité des positions que chacun approuve ou pas. Je conserve ma liberté d’appréciation sur chacune tout en acceptant par avance qu’éventuellement elle ne me convienne pas.
  3. Ce billet n’est pas une approbation personnelle de l’article de Chrysostome, pas plus qu’une condamnation de celui qui lui fait pendant. Ce n’était pas mon objet et il me semblait important d’écrire ce que j’ai écrit indépendamment de ce que je peux penser de l’un et l’autre article (dont je considère qu’ils avaient tous les deux leur place dans la revue).
  4. D’une manière générale je n’ai aucun goût pour la polémique et n’y prend aucun plaisir. Je ne m’exprime contre des écrits ou des actes (sachant que de toutes les façons les écrits sont des actes) qu’exceptionnellement parce que je m’y sens moralement, politiquement, professionnellement obligé.
  5. L’absence de nom propre dans ce billet, à l’exception d’un prénom d’emprunt, est absolument délibérée. Je vise non des personnes mais des comportements. Les liens suffisent pour que chacun sache à quoi s’en tenir s’il le souhaite. Et s’il en est qui s’en moquent, tant mieux !
  6. Je considère la plupart des écrits des personnes dont je déplore ici le comportement, qu’ils soient personnels ou dans le cadre d’un groupe, comme de grande qualité et apportant des éléments indispensables au débat public, ce qui ne vaut pas approbation permanente et totale bien sûr. J’ai déjà relayé certains de leurs billets sur les réseaux sociaux, et tout dernièrement le jour même de la mise en application du RGPD (règlement général européen de protection des données personnelles) pour signaler ce qui me semblait alors le meilleur texte. Je continuerai à le faire car j’ai toujours distingué, selon l’expression consacrée, « l’homme et l’œuvre ».
  7. Bien des collègues se sentent loin de la dispute évoquée, qui les indiffère ou les lasse. Je le comprends parfaitement et trouve cela sain. Passons à autre chose, notamment aux questions qui auraient pu être l’objet de la rubrique citée, avec le calme et le sens de l’écoute réciproque que réclament les questions délicates et sérieuses.

 

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Un moment médiatique dans la vie d’Emmanuel Macron : c’est beau, une bibliothèque ouverte le dimanche par Yves Desrichard, bibliothécaire

Posted by Dominique Lahary sur 4 avril 2018

Le 7 mars dernier, j’hébergeais sur mon blog les propos de deux collègues sous le titre Les bibliothèques, outils de politiques publiques : quelques conseils aux bibliothécaires.

Je récidive aujourd’hui en accueillant un texte d’Yves Desrichard, parce que c’est un collègue que j’estime et dont le propos me semble ici estimable par son expression, sa cohérence et ses références. On peut retrouver ses publications sur papier dans le catalogue général de la BnF.

A la différence de l’exemple précédent où j’approuvais sans réserve les propos tenus, je permets aujourd’hui la diffusion d’un point de vue que je ne partage absolument pas même si j’en apprécie par ailleurs les rappels historiques. J’aurai peut-être l’occasion de revenir dans un prochain billet sur les questions abordées.

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Un moment médiatique dans la vie d’Emmanuel Macron : c’est beau, une bibliothèque ouverte le dimanche
par Yves Desrichard, bibliothécaire

En ce mardi 20 février 2018, les principaux quotidiens de la presse généraliste nationale (Le monde, Le Figaro, Libération), mais aussi les médias audiovisuels (BFMTV, TMC) et radiophoniques (France Info, France Inter) ont consacré un article, une chronique, un reportage, aux bibliothèques (essentiellement publiques) françaises. Il y avait bien longtemps que les bibliothèques et les médiathèques n’avaient pas fait la une de l’actualité médiatique. Il faut sans doute remonter aux déchirements sur la naissance douloureuse et controversée de la « TGB », la très grande bibliothèque voulue par François Mitterrand en 1988, devenue aujourd’hui Bibliothèque nationale de France, pour trouver un tel écho comparable.

Qu’est-ce qui pouvait, lors, justifier un tel engouement ? Une visite du président de la République, M. Emmanuel Macron, venu à la médiathèque des Mureaux, dans le département des Yvelines, pour assister à la présentation par Erik Orsenna, écrivain et essayiste bien connu[1], d’un rapport commandé par Françoise Nyssen, ministre de la Culture, rapport intitulé Voyage au pays des bibliothèques, lire aujourd’hui, lire demain[2].

Il ne s’agit pas ici de brocarder une initiative comme, il faut le reconnaître, les bibliothécaires français n’en avaient pas connu depuis longtemps. Là où ni Jacques Chirac, ni Nicolas Sarkozy – plus connu pour avoir polémiqué sur l’utilité de la lecture par les étudiants de la Princesse de Clèves – ni même François Hollande, se posant pourtant en héritier de la mitterrandie, n’ont fait montre, à l’égard des bibliothèques et médiathèques, d’autre chose que d’une grande pusillanimité, le candidat Macron avait eu le mérite de placer dans la lumière ces établissements souvent discrets mais essentiels au maillage socioculturel du territoire, en formulant dans son programme le souhait que les bibliothèques soient ouvertes le soir et le dimanche, l’Etat prenant « à sa charge les dépenses supplémentaires liées à l’ouverture en soirée et le dimanche des bibliothèques municipales »[3].

Ce qui semble plus intéressant et, hélas, plus significatif à analyser, ce sont les conditions de ce moment médiatique, tant dans ses circonstances, sa forme, son contenu, que dans ses conséquences – ou son absence de conséquences. Il s’agit d’un moment, circonscrit dans le temps désormais heurté de l’actualité (la visite aura duré trois heures). Et il s’agit d’un moment médiatique, c’est-à-dire, selon une antienne désormais bien connu, qu’il a eu lieu parce que les médias étaient là – voire pour que les médias soient là.

Si cette dernière assertion pourrait relever, pour certains, de la mauvaise foi, on ne voit guère d’autre explication au fait que la publication du « rapport Orsenna », qui devait être présenté à la ministre de la Culture le 20 décembre dernier, a été retardée jusqu’en février, de façon à ce qu’il puisse être remis directement (et en présence des caméras) à Emmanuel Macron[4]. On sait que la mise en scène de la remise de rapports a rejoint celle de la signature de juteux contrats et d’accords internationaux dans les contenus que la vie politique fournit aux bataillons médiatiques toujours en mal d’images et de symbolismes à courte vue pour alimenter fils d’actualité et chaînes d’info continues. Il s’agit de soigner les lieux, les personnes, les circonstances, voire, mais très accessoirement, le message à délivrer.

Pour ce qui est des lieux, un article du Parisien[5] intitulé « Mais pourquoi présidents [on appréciera le pluriel] et ministres vont-ils autant aux Mureaux ? » révèle que, avec la venue d’Emmanuel Macron, c’était la dix-neuvième visite d’un ministre ou d’un président aux Mureaux depuis… 2015 seulement, Emmanuel Macron lui-même y était déjà venu en 2015, à l’époque en tant que ministre de l’Economie, puis une seconde fois en tant que candidat à la présidence. Si, bien sûr, l’attrait de la ville, « laboratoire d’idées » selon son maire, François Garay (DVG)[6], est pour beaucoup dans cet engouement, le fait qu’elle soit située à une quarantaine de minutes de Paris offre assurément une commodité importante, tant pour les officiels que pour les médias, essentiellement parisiens, qui les « couvrent ». Attrait d’autant plus marqué, eu égard au message qu’il s’agissait de dispenser ce jour-là, que la médiathèque des Mureaux est ouverte le dimanche après-midi depuis 2009, « avec un grand succès« , selon le maire[7].

Pour ce qui est des personnes, le choix d’Erik Orsenna, s’il ne remet en cause ni la personne, sympathique et passionnée, ni l’orateur, talentueux, et encore moins l’écrivain et l’essayiste, qui décrit comme personne les ravages, mais aussi les avancées, de la mondialisation[8], ce choix peut troubler quand on sait que, de son aveu même, il a à cette occasion « découvert l’extraordinaire densité et la richesse de ce [des bibliothèques françaises] réseau »[9].

En fait, l’homme a été choisi, chacun s’y accorde voire le revendique, pour son aura médiatique et sa capacité, donc, à attirer et à captiver les médias présents ce fameux 20 février 2018. Mais ce choix a aussi ces revers, comme en témoigne la polémique, peu reprise par les médias, concernant le coût de sa mission, puisque, et c’est heureux, le rapport est issu de nombreuses visites dans des bibliothèques situées dans d’autres régions que la région parisienne, et de rencontres avec leurs responsables, les élus, l’administration territoriale, etc.

En effet, aux reproches qui pouvaient être envisagés concernant les frais induits, le ministère de la Culture a répondu en indiquant que l’ensemble des frais, pour ce qui est de M. Orsenna, avait été pris en charge par les éditions Stock puisque, et il ne s’agissait pas là d’une coïncidence, M. Orsenna était aussi en campagne de promotion pour la sortie de son nouveau livre, La Fontaine : une école buissonnière, publié le 16 août 2017. Comme confirmé par le  ministère de la Culture, Erik Orsenna en a « profité » pour visiter des bibliothèques et rencontrer les acteurs culturels – à moins que cela ne soit l’inverse, on ne sait pas trop – de telle façon que « tous les déplacements dans des villes où nous [les éditions Stock] avons organisé des signatures ont été pris en charge par les Éditions Stock » et que « Erik Orsenna en a profité pour visiter la médiathèque ou la bibliothèque de la ville dans un souci d’optimisation d’agenda et d’économie pour l’état [sic]. Son statut d’écrivain reconnu lui a servi pour se mettre au service des bibliothèques »[10].

En somme, la polémique sur le financement des déplacements de M. Orsenna dans le cadre, ne l’oublions pas, d’une mission officielle[11], se trouve placée dans une sorte d’alternative du diable : soit ces déplacements sont financés de manière désintéressée par une société privée, induisant des risques de collusion d’intérêts[12], soit c’est la mission elle-même qui s’appuie sur l’appareil publicitaire des éditions Stock et, dans ce cas, M. Orsenna peut être soupçonné d’opportunisme, s’appuyant sur une légitimité officielle pour conforter la promotion de son dernier ouvrage.

Une telle polémique en dit en tout cas assez long sur la posture défensive que se doit d’adopter un ministère non régalien comme celui de la Culture, qui n’a pas même les moyens (voire le droit) de financer sur son budget une mission qu’il estime nécessaire à l’exercice de ses activités. On imagine mal que, dans un contexte comparable, un acteur privé engagé par le ministère de la Défense (ministère dont, en 2018, le budget  sera marqué par une hausse de 5,6 %), ait été exposé à de pareils soupçons, voire réduit à de pareils expédients.

Pour ce qui est des circonstances de ce moment médiatique, elles sont désormais connues et, comme le note dans son édition du 23 février 2018 l’hebdomadaire professionnel Livres-Hebdo », la médiathèque des Mureaux était, ce 20 février, « l’endroit où il fallait être vu ». S’y pressaient entre autres Jack Lang, dont personne ne pourra contester sur ces sujets la légitimité[13] (mais, peut-être, l’opportunisme), mais aussi Valérie Pécresse, présidente du Conseil régional d’Ile-de-France, dont la présence laisse plus perplexe, la Région étant, des trois principales collectivités territoriales françaises, la seule à n’assurer la gestion directe d’aucune bibliothèque. Mais peu importe, on l’aura compris. Il fallait être là puisque, tout sourire, le président Macron était là, qui se contentera d’un bref discours – sa présence seule justifiant du moment médiatique.

Quant au message lui-même, il révèle à tout le moins d’inquiétants déficits pour ce qui est de la connaissance du fonctionnement démocratique. Il ne s’agit pas de dénoncer la présidentialisation avancée de la gestion des affaires de l’Etat qui, en l’espèce, fait fi tant du travail du Parlement[14] que de celui du Gouvernement, présidé par M. Edouard Philippe, mais de rappeler l’articulation entre l’action de l’Etat et celle des collectivités territoriales, articulation pour laquelle le fonctionnement des bibliothèques publiques françaises constitue presque un cas d’école.

En effet, et pour simplifier le propos, si l’Etat, par le biais du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, a en charge la gestion stratégique des bibliothèques universitaires ou de recherche[15], les bibliothèques des collectivités territoriales, essentiellement départementales, municipales ou relevant d’établissements intercommunaux comme les métropoles, sont des services des dites collectivités territoriales, dont l’article 72 de la Constitution assure que « dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus et disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences »[16]. On conçoit donc que, en valorisant  le rôle de l’Etat dans le fonctionnement de bibliothèques qui n’en dépendent aucunement, le moment médiatique se livra lors à un raccourci qui, sans doute, n’est pas propre dans ses méthodes au domaine culturel et aux bibliothèques.

Le rapport Orsenna comporte 19 propositions, parmi lesquelles on pourra relever la proposition n° 13, « encourager les partenariats avec les agences de pôle emploi pour développer les permanences de professionnels dans les bibliothèques », ou la proposition n° 8, « envisager, dans le cadre d’un partenariat national et à partir d’une cartographie croisée des implantations de La poste et des bibliothèques sur le territoire, le développement d’actions communes tant pour le partage de locaux que pour les services (portage de livre, services numériques) », propositions qui témoignent à tout le moins d’une prise en compte sans fard du contexte néolibéral qui est celui de la politique macronienne.

Mais, de toutes ces propositions, le moment médiatique n’en retiendra, ce jour-là, qu’une seule, l’ouverture des bibliothèques publiques le dimanche, ouverture que le président Macron, selon les sources, « veut », « plaide » ou « promeut ». Cette restriction est d’autant plus remarquable que, en tant que telle, cette ouverture dominicale, si elle « court » tout le long du rapport, ne fait pas explicitement partie des propositions évoquées[17]. Sans doute le fait qu’elle soit présente dans le programme sur lequel le président a été élu rend cette énonciation superflue, voire redondante.

Selon un discours bien rodé déjà porté dans le programme du candidat Macron, et largement repris à l’occasion du moment médiatique, les bibliothèques sont ouvertes 41 heures par semaine dans les grandes villes de France, contre 98 heures à Copenhague. D’aucuns (mais personne, étonnamment, ne s’y est essayé) pourront abonder que c’est le modèle politique danois, le welfare state, qui est, peut-être, l’opportunité de cette réussite, si accablante pour le « modèle » français. Mais, au-delà de cet élargissement ou de cet aménagement des horaires d’ouverture des bibliothèques, c’est bien évidemment l’ouverture dominicale qu’il s’agit de mettre en avant.

L’ouverture des bibliothèques le dimanche est un sujet qui agite depuis longtemps déjà la profession. Au-delà, on l’aura compris, il agite bien évidemment le pays entier, dans ses résonances symboliques, sociales, culturelles, politiques, etc. Le sujet s’offre à d’infinis débats entre (c’est selon) la France réactionnaire et nostalgique de l’avant-1905 et les tenants de la « start-up nation », ou tout autre opposition qu’on voudra bien soulever – pourvu qu’elle se prête aux schématismes les plus immédiatement accessibles à une heure de grande écoute, ou à la lecture matinale des quotidiens. On pourra cependant relever que, s’il suffisait d’ouvrir les bibliothèques le dimanche pour « réduire les fractures culturelles et sociales »[18], ce serait, et à bon compte, un grand soulagement pour ceux qui, en parallèle, et chacun dans son exercice, détruisent les services publics, délocalisent, font pression sur les salaires pour garantir les revenus du capital, etc.

On peut cependant penser que c’est cette capacité au clivage immédiat des « anciens » et des « modernes » qui a favorisé le choix, par les acteurs du moment médiatique, de cet angle pourtant si particulier. Particulier et d’autant plus paradoxal que, comme on l’a esquissé, M. Emmanuel Macron a fait preuve de volontarisme à l’égard de l’ouverture le dimanche de bibliothèques dont la responsabilité de gestion n’appartient pas à l’Etat, en faisant ce jour-là l’impasse sur les bibliothèques relevant de sa responsabilité. De cette impasse témoignait déjà le choix, comme cothurne de M. Erik Orsenna, de Noël Corbin, inspecteur des affaires culturelles, là où il existe, pour ce qui est des bibliothèques, un corps d’inspection général spécifique dont les membres ont justement pour vocation de transcender les intérêts ministériels au profit d’une approche globale de la question, tant auprès des acteurs étatiques que locaux. Peut-être faut-il rapprocher cette focalisation de ce que M. Corbin était, avant de devenir inspecteur des affaires culturelles, directeur des affaires culturelles de la ville de Paris, poste où il avait dû batailler ferme, et sans grand succès, pour élargir l’ouverture dominicale des bibliothèques de la ville de Paris – ce qui, sans doute, lui donne la légitimité nécessaire pour exhorter sans pouvoir cette fois l’imposer cette même extension aux bibliothèques d’autres villes en France.

Il serait cependant malhonnête de considérer que, en matière d’ouverture dominicale des bibliothèques territoriales, l’Etat ne dispose d’aucun moyen d’action. En effet, lors de la mise en œuvre des grandes lois de décentralisation, entre 1982 et 1983, sous l’égide de Gaston Defferre, ministre de l’Intérieur sous le premier septennat de François Mitterrand, un mécanisme dérogatoire a été mis en place pour éviter, selon les mots de Jack Lang, qu’» ils [les élus des collectivités territoriales] construisent des bordures de trottoirs avec nos crédits »[19]. Ce dispositif permet, au sein de la dotation générale de décentralisation octroyée par l’Etat aux collectivités territoriales, de « flécher », pour des projets précis et non pour le fonctionnement courant des établissements, des dotations financières spécifiques, instruites par les directions régionales des affaires culturelles, « bras armé » du ministère de la Culture dans les nouvelles régions. C’est ce mécanisme que le président Macron compte mettre en œuvre pour inciter les collectivités territoriales à l’ouverture dominicale de 200 bibliothèques supplémentaires.

En somme, pour le premier moment médiatique consacré depuis longtemps aux bibliothèques, l’Etat a choisi de mettre l’accent sur une mesure que d’aucuns (et notamment une part des professionnels) juge cosmétique par rapport à l’ampleur des besoins, mesure dont l’Etat ne peut assurer seul la réussite – se réservant peut-être le droit de dénoncer en cas d’échec l’inertie des collectivités territoriales qu’on dépouille par ailleurs d’une part de plus en plus importante de leurs recettes au nom de la « bonne gouvernance ». Machiavel (dont François Mitterrand, on s’en souvient, était un grand lecteur) n’aurait sans doute pas désavoué pareille manœuvre.

Les crédits supplémentaires octroyés à cette incitation au sein de la dotation générale de décentralisation s’élèveront pour cette année à 8 millions d’euros[20]. Il serait peu miséricordieux – mais on le fait quand même – de les rapporter aux 1,7 milliard d’euros dépensés pour la lecture publique par les collectivités territoriales[21]. Ces crédits, on les doit à l’acharnement d’Erik Orsenna lui-même, dans son « bras de fer… avec le gouvernement » [22] : « Quand j’ai appris en décembre dernier, lors de l’arbitrage budgétaire, qu’il n’y aurait rien, j’étais prêt à démissionner car cela voulait dire que ce que l’on me demandait, c’était de convaincre les élus de bien vouloir dépenser l’argent qu’on venait de leur piquer. Après une bataille farouche, on a obtenu gain de cause, avec un arbitrage direct du président de la République »[23]. Il aurait été en effet dommage qu’une telle lucidité ne soit pas récompensée.

Ainsi, en 2018, une personnalité privée, n’ayant aucune fonction officielle dans un ministère qui, lui-même, n’a qu’un pouvoir de décision limité et un rôle purement incitatif auprès de collectivités dont les dotations sont, par ailleurs, en réduction drastique, a pesé de tout son poids sur une avancée qui aura eu le mérite d’occuper à plein le moment médiatique du mardi 20 février 2018 – en tout cas, le matin. Comme le disait en 2006, dans Le monde diplomatique, Jacques Bouveresse, « on en est là »[24].

[1] Ancienne « plume » de François Mitterrand, dont il fut, entre 1983 et 1984, le conseiller culturel.

[2] Disponible sur le site du ministère de la Culture. On notera, sans avoir l’occasion d’y revenir, que le titre du rapport se concentre sur une activité, la lecture, qui est loin d’être la seule à pouvoir être pratiquée en bibliothèque, comme en témoigne d’ailleurs le rapport lui-même.

[3] Programme d’Emmanuel Macron.

[4] Comme rapporté par le site Actualitté dans un billet du 21 décembre 2017.

[5] 19 février 2018.

[6] Id.

[7] Le Figaro.fr, 20 février 2018. Notons cependant que, avec 28 h. d’ouverture par semaine, la dite-médiathèque est loin de la moyenne hebdomadaire des grandes villes, estimée à 41 h. par les services du ministère de la Culture.

[8] Comme en témoignent, entre autres, Voyage au pays du coton et L’avenir de l’eau, publiés chez Fayard en 2006 et en 2009.

[9] Interview dans Livres-Hebdo du 23 février 2018.

[10] Cité par Actualitté, billet du 20 février 2018.

[11] Lettre de mission du 31 juillet 2017,  présente en tête du rapport.

[12] Auxquels n’échappe d’ailleurs par la ministre de la Culture elle-même, François Nyssen, ancienne présidente du directoire de la maison d’édition Actes-Sud.

[13] Premier ministre de la Culture du premier septennat de François Mitterrand à partir de 1981, il profita du doublement du budget du ministère en promouvant une politique forte de développement des bibliothèques territoriales, sous la houlette de Jean Gattégno, directeur du livre et de la lecture, auquel le rapport rend hommage.

[14] Qui pourrait par exemple prendre l’initiative d’une loi sur les bibliothèques, même si cette idée est loin de faire l’unanimité dans la profession.

[15] Et cela même si la Loi relative aux libertés et responsabilités des universités du 10 août 2017 a considérablement renforcé en la matière l’autonomie de gestion de ces établissements par les universités ou les grands établissements dont ils constituent les services documentaires.

[16] Aux termes de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003.

[17] La proposition n° 3 concerne bien l’ouverture dominicale des bibliothèques, mais celle des bibliothèques universitaires de Paris.

[18] Erik Orsenna au Parisien, le 8 septembre 2017.

[19] Cité dans le Bulletin des bibliothèques de France, mars 2011, n° 2.

[20] Reconductibles pour 5 ans, à condition bien sûr que le Parlement, hélas obligatoirement consulté s’agissant des lois de finances, en décide ainsi.

[21] Chiffres 2015 du ministère de la Culture.

[22] Interview dans Livres-Hebdo du 23 février 2018.

[23] Id.

[24] « Intellectuels médiatiques et penseurs de l’ombre », mai 2006.

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